Le deuil chez l’enfant 

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L’enfant fait face à la perte en fonction de son âge. La construction de sa trame fantasmatique lui permettra d’inscrire cet événement dans son roman familial, au fur et à mesure qu’il grandit.  Il arrive que la perte d’un ou plusieurs de ses objets d’amour, ou plus largement de son environnement (maison, pays) survienne à une période précoce de sa vie où ce tissage fantasmatique n’est pas encore advenu. Se produit alors une incohérence chronologique car l’enfant doit grandir avec un événement « plus grand que lui » auquel il donnera du sens dans l’après-coup, à moins que cette perte ne reste un noyau inassimilable et hors sens dans son histoire.

Si l’enfant s’est déjà construit une représentation du caractère irréversible de la mort dissociée de l’alternance absence-présence de ses proches – qui précisément reviennent après un temps d’absence -, la présence de l’absence irréversible de la disparition deviendra la matière du deuil. L’enfant peut vivre cette disparition comme une faute, voire comme un abandon, toutes les versions imaginaires relatives à cette disparition témoignent de la marque subjective qu’il aura construite pour donner un sens à ce trou. Dans tous les cas, le thérapeute travaillera avec chacun de ces éléments qui ne manqueront pas de se déployer dans le transfert.

« L’objet n’entre en fonction que par rapport au manque[1] », soulignait Lacan. Cette remarque introduit la dimension inhérente à l’être de langage, celle du manque. Lacan en situe 3 occurrences : la frustration, la privation et la castration. La première est liée à un objet réel, la seconde à un objet symbolique et la dernière à un objet imaginaire. Ces apports lacaniens sont essentiels dans la clinique de l’enfant car ils mettent en relief la tension qui existe d’emblée entre l’enfant et son monde – ses objets d’amour – où dès le départ, la dyade implique un élément tiers. Les différentes formes cliniques de rejet de ce tiers témoignent du chaos qu’il induit. Ces empreintes du manque dans la vie pulsionnelle de l’enfant teintent le lien à ses objets d’amour.

Pensons au petit Hans[2], tourmenté par sa phobie des chevaux, symptôme qui donne corps à son angoisse de castration. Hans nourrit des vœux de mort à l’endroit de son père[3]. C’est une fiction, mais qui lui fait peur : « Le souhait se contentait alors de cette formule : le père devrait “partir” (…). Mais ensuite – sans doute pas avant le retour à Vienne, où il ne fallait plus compter sur les absences paternelles – le souhait s’amplifia jusqu’à désirer que le père restât toujours absent, fut “mort”».

Mais il arrive que le fantasme devienne réel.

Freud n’a jamais assimilé le « travail de deuil » à des étapes, lecture schématisante que l’humain aimerait réduire à une ligne droite qui conduirait à la fin de la souffrance. Roland Barthes souligne son caractère discontinu[4] en utilisant le terme de « transformation », certainement plus pertinent pour décrire le long et lent détachement pulsionnel à l’œuvre dans le deuil, avec pour l’enfant une résurgence probable à l’adolescence qui amène de nouveaux remaniements pulsionnels. Ça travaille, quand ce n’est pas figé, à l’insu du sujet, sans cahier prévisionnel. Ça s’écrit, à l’occasion, dans les rêves et les cauchemars.

En voici un exemple :

Igor est adressé par une intervenante sociale. Ses parents acceptent le suivi et l’amènent car « il fait des colères ». Les parents sont surpris car il n’est pas coutumier de ces débordements. Face à la perte et aux changements brutaux de sa vie, l’affect de colère fait surface.

Les parents voudraient qu’il aille mieux très vite, qu’il fasse l’économie de la tristesse.

Première séance, je propose à Igor de me dessiner ce qu’il veut. Il trace les contours d’une maison et va dans les détails, le jardin, la cabane dans le jardin où sont rangés les jeux et les livres. Je lui demande de me décrire les pièces de la maison, il me parle de sa tante qui rendait visite à la famille chaque semaine, des réceptions que ses parents organisaient souvent en lien avec le travail de son père.

Je lui demande à la fin de la séance de signer son dessin. Il inscrit son prénom en caractères romains, puis en caractères russes et finalement en tchétchène, lieu de la langue maternelle. Puis avant de partir, il efface son prénom en tchétchène, il ne reste sur la feuille que la trace de la pointe du crayon et la rature grise d’un coup de gomme.

Plus tard, les séances se déroulent par Skype, avec l’interprète et le patient. Je propose à Igor de continuer à dessiner. Entre deux séances, la famille doit déménager d’un hôtel social à un autre et Igor me dit qu’il a oublié son dessin à l’hôtel, dans le départ précipité. Il avait dessiné une maison. Il me semble que je le « perds » progressivement, il est presque muet, abattu.

Avant le confinement, il avait parlé d’un rêve : « je rêvais que je me réveillais dans ma maison en Tchétchénie ».

Le cauchemar surgit au réveil dans ce cas. Non pas d’une angoisse qui saisit le dormeur et qui le réveille, mais celle qui surgit parce que le rêve cesse. Ce rêve qui ne cesse pas de s’écrire la nuit ou le jour.

Le signifiant « maison » revient, lors de la séance de reprise après le confinement :

Il a rêvé qu’il était dans une grande maison qu’il décrit comme un mélange de sa maison d’enfance et du logement actuel où il habite avec sa famille. Il pénètre dans une pièce où il y a des confiseries et des gâteaux auxquels il a accès. Il peut les manger et s’en régaler.

Il y a un bougé dans la fixation à la maison d’enfance qui se mêle dans le rêve au nouveau logement investi par toute la famille. Ici, on note que les conditions d’accueil aident à la transformation du deuil et que ce qu’offre cette nouvelle maison, en lien avec l’ancienne, relance de l’appétit (à manger et à vivre).

Ce qui est perdu et se transforme avec le deuil, c’est – au-delà de la maison – la représentation d’une famille insérée socialement. Mais aussi le lieu des jeux, des cachettes, le chez-soi vecteur d’une place narcissique au sein de sa famille et de la société dans laquelle il grandit.

La réponse du sujet face au réel se manifeste toujours dans l’après-coup du traumatisme.Le traumatisme ne fait pas toujours symptôme et l’analyste travaille à partir du symptôme. Autrement dit, avec la solution que le sujet invente pour s’arranger avec le réel. Il n’est pas toujours pertinent de précipiter les consultations puisqu’il faut que l’inconscient ait laissé sa signature (angoisses, cauchemars, insomnies, inhibitions, symptômes somatiques) pour qu’un travail puisse se faire.

Le traumatisme de la perte dans certains cas est un lieu muet. Rithy Pahn le rappelle dans La paix avec les morts[5] : « il ne reste rien, pas même la main qui a frappé, pas même la bouche qui a prononcé le mot[6] ». Rithy Pahn, encore : « Pendant ces quatre années, je n’ai pas rêvé. Ou bien mes rêves étaient profondément enfouis. J’ai le souvenir d’une peur continue. Les émotions, les impressions, les sentiments étaient interdits et ne pouvaient être exprimés. Je sais que c’est difficile à imaginer, mais c’est ainsi[7]. »

Durant les premières séances, il n’est pas rare de recevoir au Centre Primo Levi des enfants sidérés, où le travail consiste à les « réanimer » un peu, en attendant que l’espace fantasmatique, subjectif se redéploie. Il y faut le désir de l’analyste car ce sont des séances éprouvantes, au sens où elles mettent à l’épreuve la position du thérapeute qui doit faire lui aussi avec cette souffrance inévitable mais à laquelle il offre un lieu d’élaboration. Dans les premiers mois du suivi, Ahmed ne joue pas, il est absent, immobile physiquement, psychiquement, à l’image de la désolation maternelle. Lors d’une séance où sa mère vient me parler, en pleurs, j’observe Ahmed s’absorber totalement dans ce chagrin. Je propose à la mère de retourner en salle d’attente et de la recevoir seule la semaine suivante, en dehors de la séance de son fils, pour faire coupure dans cette scène. C’est à partir de ce moment qu’il a commencé à jouer progressivement, notamment avec la maison de poupée, en mettant en scène une famille où les deux enfants faisaient des surprises au couple parental (préparer une pizza, offrir un cadeau). La place de chacun… reprenait sa place.

La détresse des parents endeuillés, emportés par leur tristesse, induit une seconde perte pour un enfant. Une orientation vers une consultation psychologique a toute son importance afin que le parent présent ne sombre pas dans l’abîme d’un chagrin qui l’absente.

En conclusion, l’axe essentiel pour l’analyste est de ne pas anticiper sur l’élaboration psychique des enfants dans la cure. Ce principe vaut pour toute effraction traumatique, mais disons que le deuil touche directement le lien aux objets d’amour, à la place de l’enfant en lien avec ces objets. Qu’il s’agisse d’accompagner l’enfant dans la construction de son roman familial et de son fantasme, ou bien d’interpréter dans le transfert les symptômes, l’enjeu est que la mort et la perte ne restent pas un trou béant. Pour que le deuil ne se surimpose pas avec l’énigme du sexuel à l’adolescence.

Nathalie Dollez, psychologue clinicienne, psychanalyste


[1] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil, Quetigny, 1994.

[2] Sigmund Freud, « Le petit Hans », Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1995.

[3] Ibidem, p. 172.

[4] « M’effraie absolument le caractère discontinu du deuil », Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil, 2009, p. 77.

[5] Rithy Pahn et Chritophe Bataille, La paix avec les morts, Grasset et Fasquelles, La Flèche, 2020.

[6] Ibidem, p. 81.

[7] Rithy Pahn et Christophe Bataille, L’élimination, Grasset et Fasquelle, Mayenne, 2011, p.173.