Dans un précédent Mémoires, Juan Boggino, psychothérapeute, nous proposait à travers deux histoires de réfléchir à l’impact des violences sur les liens familiaux.
Que deviennent les liens familiaux sous les effets traumatiques de violences extrêmes qui les désorganisent ou les détruisent, à travers la mort, la disparition ou l’errance des membres de la famille ? Comment vivre “en famille” après tout ça ? Une rencontre est-elle encore possible ?
Espéranza a dix-sept ans quand elle vient consulter au centre Primo Levi. Inquiète, égarée, elle n’arrive plus à se concentrer sur ses études. Sa vie, sans but précis, “devient un épouvantable cauchemar”. Plusieurs tentatives de suicide ont alerté sa famille et l’entourage du centre d’accueil qui les héberge depuis leur arrivée en France.
Espéranza est née au Rwanda. Au fil des séances de psychothérapie, elle retrace sa vie et tente de reconstruire les moments qui provoquent en elle une grande violence. A huit ans, alors que les massacres et les persécutions sévissent dans son quartier, la petite fille et sa grande sœur de dix ans sont surprises par la confusion environnante et perdent leurs parents.
La séparation et la perte
Certainement, l’absent produit un trou dans l’ordre générationnel qui ne cesse de nous rappeler son existence : où est-il ? La famille représente une forme de lien qui atteste d’une filiation, rappelle nos origines et légitime l’évocation d’une trajectoire générationnelle ; elle nomme et elle énonce, dans la différentiation des places de chacun, une continuité d’appartenance.
Dans la terrible confusion, la maison familiale est introuvable et, prises de panique dans un mouvement de foule, les deux fillettes se retrouvent rapidement hors de la ville, derrière “d’autres familles” sans savoir où aller. Leurs parents et un petit frère ont pu quitter la ville de leur côté. Cette brutale séparation va durer plus de quatre ans !
Espéranza évoque en séance, d’une manière répétitive, une question qui la tourmente : “ils n’ont pas été avec nous tous les soirs ! Pourquoi ?” Au fur et à mesure que le récit d’Espéranza s’enchaîne, je suis surpris par son apparent détachement et par l’agressivité exprimée envers ses parents : “Je ne les aime plus ! ”
La dilution des traces
Sans nouvelle les uns des autres, parents et enfants séparés fuient, de pays en pays, et parviennent en Europe. Espéranza et sa sœur arrivent en Belgique. Avec acharnement, les parents qui sont arrivés en France font apparaître les traces de leurs filles, grâce au réseau des réfugiés, rendant ainsi possible la reconstitution de la famille à Paris.
Alors commence pour cette famille un lent et pénible processus de reconstruction des liens. Se parler à nouveau, s’expliquer pour apaiser les traces que cette si longue absence a laissées en chacun.
Tout le temps de cette séparation, Espéranza et sa sœur se sont protégées, suivies, consolées. Elles ont dû reconstruire, au moins dans sa forme, une nouvelle cellule familiale : la sœur aînée d’Espéranza prenait toutes les décisions, elle a incarné “la mère”. Espéranza s’est souvent demandé comment était cette femme, avant la guerre. Elle a perdu les traits de son visage, les sensations de son corps contre le sien. Aujourd’hui, elle n’arrive plus à la toucher, à “se blottir contre elle comme avant”. Le contact entre elles, deux femmes maintenant, est devenu si difficile que, par moments, Espéranza voudrait s’en aller à nouveau ! De toute évidence, celle qu’elle avait imaginée dans ses rêves ne correspondait pas à la réalité. Les chambres étroites du foyer d’accueil parisien ne correspondaient pas non plus à la représentation de la maison familiale.
Une autre histoire. La persécution politique vécue en Argentine pendant les années 70 peut contribuer à approfondir la question sur le devenir des liens familiaux.
Dans cet immense travail de recherche organisé par les Mères de la Place de Mai pour retrouver les disparus, voici une histoire qui témoigne d’une rencontre impossible entre une grand-mère et sa petite fille, disparue à l’âge de dix-huit mois et adoptée par l’un des membres du “Service d’Intelligence” impliqué dans l’assassinat de ses parents. Après seize ans de recherche, Esther, la grand-mère, rencontre la jeune fille alors âgée de dix-huit ans. Nous sommes le 5 juin 1992, à Buenos-Aires, dans le cabinet du juge chargé de la “restitution”. Voici, tirée du documentaire de Gonzalo Arijon[1], une transcription choisie[2] du dialogue entre elles-deux, rapporté par la grand-mère :
La journaliste : “Pendant seize ans, vous avez attendu cet événement ; que ressentez-vous ?”
Esther: “Une grande émotion, une grande anxiété aussi de me retrouver face à Mariana. Je ne sais pas ce qui sortira de tout cela… mais j’espère que ce sera joli… affectueux surtout.”
La journaliste commente : “un peu plus tard Mariana est arrivée protégée par trois gardes du corps. Elle est sortie de sa voiture la tête baissée, des lunettes noires sur le visage, impossible de faire une seule image de face de Mariana. Pas d’image…”
Esther parle de la rencontre dans le bureau du juge avec beaucoup d’émotion : “Je me suis retrouvée face à une jeune fille très sophistiquée. La seule chose que j’ai reconnu ont été ses yeux. J’avais gardé en moi une image de Mariana bébé, si ancrée qu’en regardant cette élégante jeune fille je me suis dit que ça ne pouvait être “ma Mariana”. Elle m’a fait penser à sa mère, à ma fille. Une grande confusion m’a envahie. Je me suis dit que si, c’était Mariana que j’avais en face de moi. Je savais que c’était elle ; j’avais du mal à la reconnaître. Je me suis dit qu’elle ressemblait à ma fille. A un moment elle a demandé :
- “Pourquoi m’avez-vous cherchée ?”
Une de ses tantes lui a répondu :
- “Qu’aurais-tu pensé d’une famille que ne t’aurait jamais cherchée ?”
Elle a dit :
- “Vous n’avez jamais pensé à moi !”
Le sentiment d’abandon
- “16 ans ! Je t’ai cherchée pendant 16 ans. Tu penses que ce n’est pas penser à toi ?”
- “J’ai dû me faire une carapace pour pouvoir supporter tout cela.”
- “Tu n’as pas besoin de carapace, nous n’avons aucun plan de guerre. Face au juge, tu peux choisir une famille ou l’autre.”
- “ Je vais réfléchir… Je crois que je vais rester avec mon papa et ma maman.”
La grand-mère poursuit son récit : “Elle a quitté le lieu d’une manière bizarre. Elle a caché son visage sous son blouson. Pourquoi se cacher comme elle l’a fait ? Elle est partie comme si elle se sauvait. Elle n’a répondu à personne. Elle ne nous a même pas regardées. Même pas un sourire ! Rien, elle n’a rien partagé avec nous. Toutes mes illusions, qui n’étaient pas très nombreuses à ce moment-là, se sont effondrées ! Je me suis dit, cette jeune femme ne nous aimera jamais.”
Ces deux histoires nous montrent que ce qui fonde et maintient un lien c’est un vécu, qui tisse, dans l’échange et le partage des expériences communes, l’histoire singulière de chacun. Le lien familial est une construction. Il n’est aucunement une donnée héréditaire de reconnaissance mutuelle. C’est pour cette raison, entre autres, qu’une adoption est toujours possible.
Espéranza nous fait comprendre comment, dans l’absence, la représentation des parents et de la famille se dilue ; elle perd ses contours et devient de plus en plus floue. En même temps, elle nous montre la nécessité pour l’enfant, face à la perte, de trouver “des raisons à l’abandon” et de choisir quelqu’un d’autre qui viendrait occuper sa place : dans son histoire, sa grande sœur avait pris fonction de mère.
Pour Mariana, il n’y n’a pas eu seulement une dilution des traces mais une destruction des liens, avec changement d’identité et d’affiliation, pendant dix-huit années, par les meurtriers de ses parents biologiques. Que faire de toutes ces années vécues avec sa famille “d’adoption”, de sa vie d’écolière, des fêtes, des réunions de famille, de ses grands-parents, de sa famille “adoptive” ? Et comment vivre avec l’idée du meurtre de ses parents biologiques ? Les parents d’Espéranza et la grand-mère de Mariana, ont dû, eux, se confronter à la culpabilité de ne pas avoir pu “les protéger du danger, de les avoir abandonnés.” Ils se sont vécus inconsciemment comme des adultes défaillants.
Devenir parents à son tour
Dans le devenir des liens familiaux, il y aura, me semble-t-il, un moment significatif, un passage que les deux jeunes femmes devront traverser : celui de devenir à leur tour mère. A plusieurs reprises, tout particulièrement à la fin de sa psychothérapie, Espéranza évoque le thème de sa propre maternité comme “un moment de rencontre avec ses parents”.
Comme si ces places, de mère et de grands-parents, permettaient la création de liens nouveaux et actuels. Comme si autour d’un enfant à venir, chacun reprenait une nouvelle place dans la famille.
A sa manière, Mariana réagit aussi à ce futur possible. Au cours de la rencontre, Mariana semble avoir été déstabilisée face à une photo de sa mère enceinte – qui avait le même âge qu’elle – quelques jours avant l’accouchement. Au milieu du drame, une image avait créé un espace de rencontre possible. Elle est restée longtemps à la regarder sans rien dire.
Les devenirs des liens familiaux, après un tel vécu traumatique, nécessitent un temps individuel et un temps collectif, afin que chacun puisse construire des modes de rencontre nouveaux, qui ne nient pas les effets et la réalité de cette violence mais qui leur permettront à tous de faire le deuil, et d’accepter l’impossibilité de revenir aux liens d’origine.
Juan Boggino, psychanalyste, Responsable du programme “Mère et enfants ” Association TRACES réseau clinique international.
[1] Gonzalo Arijon – Documentaire “Esther et Mariana, D’une rive à l’autre ” – France 2 – PDI Productions 1997
[2] Juan Boggino – “Entre mémoire et témoignage. Le souvenir d’un enfant disparu” Centre Primo Levi – 1998