Pour Primo Levi, le témoignage est un devoir éthique et politique du survivant. L’histoire, selon cet auteur, est « une guerre contre la « mémoire [1]» ; guerre qui se déroule dans le temps, qui a sa propre logique et qui échappe à la chronologie. Après le traumatisme, il faut le temps, d’abord pour comprendre soi-même, ensuite pour adresser une parole à l’autre, pour transmettre. C’est de cette manière que Lacan définit le traitement par la parole créé par Freud.[2]
La plupart des personnes qui viennent au Centre Primo Levi mènent une guerre interne, soit pour oublier, soit pour se souvenir. Souvent, le seul moyen dont elles disposent est la parole. Mais pour pouvoir transmettre, pour pouvoir dire clairement ce qui s’est passé, il faut avoir dépassé la honte qui empêche la transmission, et qui est en lien avec le regard. Un regard qui juge et qui demande le silence. En effet, la honte dénonce, juge et punit. Dans cet affect, nous trouvons un regard surmoïque, c’est-à-dire une autorité intériorisée, qui a deux objets : le regard, qui surveille et la voix, qui critique. Mais, l’expérience clinique nous démontre aussi la préexistence du regard sur la voix. En effet, le sujet serait d’abord un être regardé d’un mauvais œil, avant d’être critiqué. Freud le suggère dans ces lignes : l’auto-observation est une « condition préalable indispensable à l’activité judiciaire de la conscience[1] », et donc, au jugement. Dans le cas des personnes qui ont subi une effraction de la pudeur, l’activité judiciaire interne d’auto-jugement devient prépondérante et envahissante pour le sujet. La souffrance est souvent cachée derrière une inhibition et un silence que seul un traitement par la parole permet de dépasser.
C’est le cas de Gloria, nous l’appellerons de cette manière. Elle est née en Guinée dans un village pas loin de Conakry et était institutrice dans une école maternelle. En 2009, son mari est porté disparu, comme d’autres. Gloria décide de confier ses deux enfants, de 9 ans et 3 ans à sa sœur pour le retrouver. Pendant ses recherches, elle est agressée sexuellement et tabassée violemment. C’est grâce à un oncle qu’elle réussit à survivre et à rejoindre la France. Elle n’a pas pu revoir ses enfants, ni sa sœur. Quelques semaines après son arrivée, Gloria est reçue dans notre centre. Nous ne savions pas, à ce moment-là, qu’un long suivi allait commencer (il a duré neuf ans). Tout est allé assez vite pour elle. Elle obtient l’asile politique un an après son arrivée et suit une formation comme aide-soignante. Très vite, elle commence à travailler. C’est à ce moment-là, qu’elle arrête de venir pendant quelques mois, ses horaires n’étant plus compatibles. Durant son suivi, elle avait repris contact avec ses enfants et recherchait activement son mari. Le travail qu’elle a pu faire sur elle-même était centré sur la honte, une honte qui n’avait pas de nom, innommable, qui la rongeait de l’intérieur et qui se présentait sous la forme d’auto-accusations permanentes. Nous avons réussi, après un long travail, à faire taire cette voix intérieure qui la jugeait en permanence. Pour Gloria, la question d’après était : comment raconter ? Comment dire, transmettre son histoire à ses enfants ? La question se posait car elle avait entrepris en parallèle des démarches de regroupement familial qui se sont avérées longues et pénibles, sollicitant beaucoup de papiers et d’argent. Seule sa sœur était au courant pour l’agression sexuelle. Elle n’avait rien dit à son oncle. Pourtant, elle sent un regard différent qui se pose sur elle ; un regard qui exclut et qui empêche de vivre. Le regard de la communauté est parfois plus violent que l’acte en lui-même.
En 2017, suite à une agression par un enfant en crise dans le cadre de son travail, elle reprend le suivi. Une partie de son passé lui est revenu en bloc, associé au sentiment de n’être rien, pas même capable de travailler.
Ses enfants allaient bientôt arriver et elle s’est rendu compte qu’elle ne voulait pas vivre ce moment-là toute seule ; elle avait besoin de témoins. Nous avons pu assister à ce moment de retrouvailles avec son garçon qui venait d’avoir 18 ans et sa fille de 12 ans. La rencontre reste un moment très fort. Mais les choses ne se passent pas comme prévues. Les démarches administratives prennent beaucoup de temps, Gloria n’arrive pas à reprendre le travail et la famille passe beaucoup de temps ensemble. Malgré tout ce temps, ils ne parlent pas du passé, très peu, par bribes. Les enfants commencent à lui faire des reproches : pourquoi les faire venir ? Pourquoi ne travaille-t-elle pas ?
En séance, elle évoque son hésitation concernant son histoire, faut-il leur dire ? Quelle sera leur réaction ? C’est l’un des moments le plus important et le plus fort du suivi. Le sujet mesure à ce moment-là le pouvoir qu’il peut avoir sur son histoire et ainsi que sa responsabilité. Dire sa vérité, sans tomber dans l’obscénité … encore la question du regard. C’est la raison pour laquelle la violence de l’acte s’arrête là où la vertu de la pudeur fait son émergence. Elle a pu dépasser sa honte quand elle a réalisé pleinement que c’était à son agresseur qu’il fallait porter cet affect et le jugement. Elle était convaincue que ses enfants seraient capables de comprendre pourquoi elle a dû quitter le pays. Elle décide alors de leur montrer tous les endroits où elle a vécu pendant ces 8 années de séparation. A la fin, en rentrant à la maison, elle leur fait lire le récit qu’elle avait écrit pour Ofpra « C’était un moment très fort pour moi, pour eux aussi, j’ai pu revenir sur mon histoire grâce au travail qu’on a fait ici, autrement, j’aurais été envahie par mes émotions. Je ne sais pas ce qu’ils feront de mon histoire, mais pour moi, mon devoir était de leur dire les choses le plus clairement possible ». A partir de cet instant, le rapport avec ses enfants a radicalement changé. Un blanc de 8 ans venait de s’effacer tout en gardant la pudeur qu’impose l’oubli de ce qui est dit : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée » [3]
« Ce qui s’entend » par les oreilles, dans les « dits » du sujet, ce sont les mots, les signifiants. « Ce qui se dit », c’est le signifié. Parvenir à dire est autre chose. Le travail de la parole permet au traumatisme de s’écrire, c’est-à-dire de s’oublier. Gloria a pu montrer à ses enfants qu’elle n’était pas réduite au statut de victime. C’est du passé. Elle a pu intégrer cet événement dans une histoire, un contenu intemporel. Elle a fait de son malheur une force et de son impossibilité à vivre une possibilité de continuer à exister autrement. Elle n’éprouve plus de honte depuis qu’elle a raconté son histoire à ses enfants. Elle a l’impression que quelque chose de très lourd est tombé. Elle l’associe au regard que les autres portent sur elle. Elle se sent à nouveau devenir une femme et une mère que l’on peut aimer.
Armando Cote
Psychologue clinicien, psychanalyste
[1] Levi, Primo, Les naufragés et les rescapés, Paris Gallimard, p. 31
[2] C’est bien cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre, qui fait le fond de la nouvelle méthode à quoi Freud donne le nom de psychanalyse », p. 257
[3] Ecrit p. 259.