Pour qui sont faites les frontières, si ce n’est pour les étrangers non ressortissants du pays ? Pour quelle raison, l’homme a-t-il créé les frontières, si ce n’est pour défendre un territoire et pour montrer « les limites à ne pas dépasser » à un potentiel envahisseur ? Est-ce par crainte d’une invasion, du mélange de population, d’une perte du pouvoir de l’État-nation que nos frontières sont aujourd’hui sans cesse plus dures à franchir pour les étrangers non européens ? Il s’agit alors de défendre l’Europe ? Mais quelle Europe ? Une Europe forteresse, repliée sur elle-même, pour protéger son identité et ses valeurs.
Pouvons-nous réellement craindre de perdre notre identité française, européenne, si nous accueillons davantage de réfugiés, plus d’étrangers et surtout dans de meilleures conditions ?
Comme s’il ne fallait surtout pas trop bien les accueillir, pour montrer une limite, une frontière invisible à ne pas franchir. Accueillir dignement véhiculerait-il une image d’ouverture des frontières, voire provoquerait-il un « appel d’air », comme il est possible de l’entendre dans différents discours politiques ?
Par la législation du droit des étrangers, se sont donc bâties et continuent de se bâtir des frontières intérieures de plus en plus fermées aux étrangers. Le dernier projet de loi en est une illustration. Dans sa décision du 25 janvier 2024, le Conseil constitutionnel – garant des libertés fondamentales – a censuré 32 articles concernant, notamment, les conditions d’accès à la nationalité, le durcissement des critères de titre de séjour « vie privée et familiale » pour les jeunes majeurs, le rétablissement du délit de séjour, le durcissement de la réunification familiale, la suppression du droit à l’hébergement d’urgence pour les étrangers en situation irrégulière, la suppression de la possibilité du maintien en hébergement pour les personnes déboutées du droit d’asile… Malgré ces nombreuses censures, la loi reste très restrictive en termes de droits et a été promulguée le 26 janvier 2024 : les mesures d’éloignement sont renforcées, des délais de recours réduits, le droit d’asile plus limité avec le passage au juge unique généralisé… Ces limites, ces conditions, ajoutées par le droit sont bien là pour décourager et pour faire passer un message politique : « Non, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »
Plus les conditions d’obtention d’une protection ou d’un titre de séjour sont importantes et difficiles à remplir, plus elles montrent la fermeture de notre pays. Multiplier les cases pour catégoriser les étrangers par la loi selon leur situation, c’est créer des files d’attente plus ou moins rapides, les trier, les sélectionner.
Il en est de même concernant l’exigence de preuves à l’égard du demandeur d’asile. Gérard Noiriel l’explique bien dans son livre Réfugiés et Sans-papiers., La République face au droit d’asile XIXe-XXe siècle : l’insuffisance de preuves ou même de garanties d’authenticité des preuves apportées reste l’argument principal sur lequel se fondent les décisions de rejet de la demande d’asile, balayant ainsi d’un revers de main le récit délivré. L’exigence de preuves est plutôt fonction de la politique d’accueil – ou de désaccueil – des réfugiés plutôt que de la protection posée par le droit d’asile.
Certes, ces frontières ne sont pas un mur, mais elles sont vécues comme telles par les étrangers qui les traversent, les éprouvent. Comme l’a dit un jour un patient qui a obtenu une première carte de séjour pour raisons médicales après plusieurs années de présence en France sans papiers, il avait eu le sentiment de vivre dans une « prison à ciel ouvert ».
La France demande l’impossible aux étrangers : s’intégrer sans papiers, sans même avoir une autorisation de travail, apprendre le français sans avoir les conditions financières ni même les ressources psychiques.
De plus, s’ils font l’objet de mesures d’éloignement, il est très compliqué d’entreprendre des démarches, que ce soit une demande de réexamen de demande d’asile ou de titre de séjour, alors même que leur situation pourrait leur permettre d’obtenir un statut. Ce fut le cas d’un patient qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement accompagnée d’une interdiction de retour sur le territoire français qui n’a pas été annulée par le tribunal administratif. La procédure est actuellement devant la Cour administrative d’appel. Il ne peut donc pour l’instant déposer cette demande de réexamen de peur d’être arrêté et placé en centre de rétention.
Ces mesures agissent comme une frontière : une barrière difficile à franchir pour les étrangers, alors qu’ils sont sur le sol français et laissent ces derniers encore plus dans le désarroi. Quel gâchis humain !
Aurélia Malhou, juriste