Un numéro sur les violences sexuelles et la question se pose : et l’E(n)cart social, dans tout ça ?
Autant éluder cette question. L’e(n)cart social ne peut pas traiter de cette question. L’E(n)cart social n’y arrive pas et ne trouve ni tonalité, ni angle de vue, ni idée directrice, quelle que soit sa forme. Peut-être aussi que le narrateur s’y refuse, par pudeur, excès de retenue sans doute, pour ceux et celles qui ont le goût trop amer des violences sexuelles. Mais le narrateur, libre de naviguer comme il le souhaite, pourrait s’autoriser à faire une digression de son choix pour clôturer ce numéro, en passant sous silence le bruit terrible des violences sexuelles.
Deux possibilités donc. Evoquer ou se taire pour un même résultat : un goût âcre. Que pourrait évoquer l’E(n)cart social de plus que ce qui a été écrit ? Se taire, c’est aussi maintenir la terreur dans son profit. Alors, une idée?
Une seule. Ou plutôt, deux. L’inquiétude ressentie pour cette dernière page serait celle du narrateur avant d’être celui du professionnel, interrogeant là cette frontière fine et fragile de ce qui les lie l’un à l’autre et ce point d’ancrage que l’on peut oublier tant il pourrait envahir : l’Autre. L’homme et la femme violés. Alors, peut-être que l’excès de pudeur qui me prend serait celle, a contrario, qui leur aurait été destituée, avec excès ; toujours. Répondre avec excès et tout en mesure à ces excès. Doux et indicible paradoxe, entre la parole et le silence.
Peut-être aussi que l’existence des violences sexuelles est chose tellement commune chez les patients qu’elles en deviendraient presque banales, la globalisation empêchant l’E(n)cart social de l’évoquer, de les caractériser alors même qu’elles s’expriment de mille et une façons, au détour d’un dossier à remplir, de l’évocation des regards que l’on évite dans les transports, de la difficulté à se mouvoir, des douleurs abdominales qui durent et durent encore et qui ne trouvent pas de réponse médicamenteuse. Il y a mille et une façons d’être au monde quand les violences sexuelles sont passées par là, mille et une empreintes et cicatrices, toutes uniques.
Mais une chose m’apparait presque certaine et les lecteurs initiés à la cause féminine écrite par des européennes sauront de quelles références il est question.
Les hommes violés étaient des loups trop solitaires pour satisfaire la meute, des sorciers que l’on a tenté d’immoler du fait de leur puissance, définissant une autre virilité aux yeux de leurs pairs. Insupportable.
Les femmes violées étaient des femmes trop sauvages qui ont tentées de courir avec les loups et que l’on a contraint à marcher derrière. Et des sorcières, aux semblants de pouvoirs incongrus, qui effraient et qu’il faudrait écraser, parce qu’elles ne rentrent pas dans le rang. Insupportable.
Des femmes violées parce que trop sauvages. Des hommes violés parce que trop solitaires. Et que la meute s’acharne à manger consciencieusement parce que seulement une chose : leur façon d’être au monde.
Alors, si les violences sexuelles sont passées par là, que reste-t-il ? Je l’ignore mais je peux seulement témoigner que la douceur, la profondeur d’esprit et l’humanité demeurent. Parce que même à terre, ils restent debout. Parce qu’ils nous racontent quelque chose d’eux, de leur sauvagerie et de leur solitude, abîmées mais encore palpitantes. Ils nous disent qu’ils sont encore vivants.
On leur souhaiterait qu’ils se réunissent, femmes sauvages et loups trop solitaires, pour chanter au monde une autre litanie. La leur, dans un même chœur. Pour faire basculer un certain monde.
Elise Plessis, Assistante sociale au centre de soins Primo Levi