Et si refuser la demande du patient et la place qu’il s’assigne favorisait un écart nécessaire à la mise en mot ? Une point de vue complémentaire au texte précédent.
Pour maintenir le transfert entre le sujet et son analyste, Freud a toujours insisté sur l’importance d’un certain degré de frustration, qu’il nomme refus. Rapporté au travail institutionnel, cela implique que les organismes puissent renoncer à leur désir de donner, lequel n’a aucun effet de changement. En d’autres mots, même face à la grande précarité, il faut toujours préserver ce refus de répondre à la demande pour pouvoir garantir l’espace où le sujet pourra toujours exister dans la parole. C’est dans cette même perspective qu’il est important de questionner éthiquement ce à quoi renvoie le signifiant « victime ».
J’ai souvent remarqué que les institutions qui donnent des objets de première nécessité (vêtement, nourriture, hébergement…) ont horreur de la demande. Institutionnellement, une des manières de se protéger de sa propre angoisse est de donner avant que l’autre ne demande.
Ce qui soulève une tension entre une éthique du « bien », qui est du côté de l’institution, et une autre, introduite par la psychanalyse, qui est celle du « bien dire », du côté du sujet. Pour l’institution, il s’agit de « faire du bien », toujours en insistant sur le « faire » : qu’allons-nous faire ? Pour cette famille, pour cet enfant ?
Une fois entré dans l’institution, il nous faut garder vive et présente la question du sujet, qui est la seule possible sur le plan clinique. « Il faut décrotter le sujet du subjectif[1] », dit Lacan. Nous entendons ici par subjectif, tout ce qui est en lien avec l’époque et le contexte et qui prend malheureusement parfois, le devant sur le sujet : la précarité, l’errance, etc. Il me semble que l’enjeu institutionnel dans ce cas est, malgré tout, celui de renverser la logique caritative, qui consiste à donner sans qu’il y ait un « dire ».
En effet, en faisant coïncider sujet et subjectivité, on oublie la parole singulière. Les sujets identifiés par une caractéristique externe, « victimes » par exemple, sont fixés à une identification qui fait identité. Si un individu la reprend à son compte, cela ne lui laisse plus la possibilité de s’y soustraire et d’opérer un écart entre l’énoncé et l’énonciation. Ce signifiant de « victime » est presque une condition pour pouvoir être pris en charge au Centre Primo Levi ou pour poser une demande d’asile. Or, ce que nous cherchons dans notre démarche institutionnelle, c’est de garder l’écart entre la subjectivité propre qui correspond à un moment donné de l’histoire du patient et la possibilité qu’il puisse se décrocher, se « décrotter » de cette identification, pour devenir un autre.
C’est en repoussant toute affirmation prématurée que nous pouvons ouvrir un avenir aux patients. Le refus de croire que le destin du sujet est déjà joué nous pousse à renverser la fatalité du traumatisme, des discours victimaires qui empêchent l’ouverture vers l’extérieur. Exercer en tant qu’analyste dans cette institution pose comme défi de démontrer que l’inconscient est toujours au travail. Autrement dit, que le sujet est à venir et n’est pas déjà déterminé.
C’est le cas d’un homme, débouté du droit d’asile, qui nous a été adressé par un compatriote. Il dormait dans la rue et se clochardisait. Il n’avait plus goût à rien et avait tout laissé tomber. Lors de sa première séance, il décrit sa situation catastrophique de précarité d’une manière désaffectée. Puis, nous revenons sur ce qui a motivé son ami à l’amener au centre de « soins », alors que nous ne pouvons pas répondre à cette précarité. C’est alors qu’il se met à parler de ce qui l’empêche de vivre et de dormir : l’état de santé de son fils au pays. Il est malade depuis plusieurs jours et le médecin demande des médicaments. L’urgence subjective pour cet homme était, à ce moment-là, extérieure : la maladie de son fils. Une fois une solution trouvée pour payer les médicaments, il a pu lier cet événement à sa propre enfance à Kinshasa, sans son père ou autre recours, dans la rue et malade. Ne pas pouvoir aider son fils lui était insoutenable. Pour lui, cela remettait en cause sa place de père. Pouvoir dire quelque chose de cette honte de revivre cette situation d’impuissance était essentiel. Etre à la rue n’était pas le souci du moment.
C’est dans cet écart entre ce qui est dit et ce qui reste à dire que la psychanalyse a un rôle à jouer, pour aller contre les idéologies de la suppression du sujet.
Armando Cote, psychologue clinicien au centre de soins
[1] Jacques Lacan, Proposition pour l’école de 1967.