La demande d’asile repose essentiellement sur le récit, c’est-à-dire sur l’histoire que doit relater le demandeur d’asile pour obtenir protection. C’est inévitable… Il doit raconter ce qui s’est passé. Pourquoi a-t-il dû quitter son pays et pourquoi demande-t-il la reconnaissance de sa qualité de réfugié à l’Ofpra ?
Cela suppose de s’exposer, de prendre le risque de dévoiler sa vie, son histoire personnelle à des inconnus. Relater les faits et expliquer les raisons de ses agissements est en effet intime. Chacun son appréciation, son explication, sa subjectivité et pour pouvoir entendre cette singularité, il faut laisser de côté tout préjugé, quel qu’il soit. Certes, les histoires peuvent se répéter mais ce n’est jamais la même personne qui demande l’asile. Etre capable de raconter à un autre n’est pas toujours évident. Il est difficile de le faire quand on a été en état de survie et qu’on l’est encore – état qui laisse peu de place à la pensée – surtout lorsqu’on a tout laissé derrière soi. Comment le transmettre, le raconter, le faire comprendre à un autre ? Et quand on est dans l’après-coup, parfois encore sous le choc, que peut-on retenir ? Son récit ne pourra alors être que parcellaire, surtout à l’étape du formulaire à envoyer à l’Ofpra et il faut être indulgent envers celui qui demande l’asile, aussi bien de la part des associations, des professionnels ou des bénévoles qui accompagnent que de l’Ofpra. Pour celui qui recueille, écoute ce récit, il est important de se placer en situation d’ignorance, de ne jamais supposer ce que va dire la personne qui souvent, s’en remet à l’autre. Après ce qu’elle a traversé, elle va devoir se justifier, elle, qui a survécu à la mort et accomplit un exploit ! Le demandeur d’asile va devoir continuer le combat de sa survie, pour pouvoir se réfugier quelque en part en toute légalité et sécurité… Il va parfois mener un long chemin pour obtenir cette reconnaissance si nécessaire à sa reconstruction psychique.
En France, ce récit est donc d’abord exposé par écrit, ce qui permet de préparer l’oral qui se tient à l’Ofpra. Le demandeur d’asile va devoir répéter son récit, parfois plus de quatre fois (pour remplir le formulaire, lors de l’entretien à l’Ofpra, s’il y a un refus, pour la rédaction du recours et lors de l’audience à la Cour Nationale du Droit d’Asile). Cette répétition n’est pas sans incidence sur l’état psychique de la personne. Au Centre Primo Levi, les collègues qui m’orientent des patients pour les soutenir dans leur démarche de demande d’asile, quel que soit le stade auquel ils se trouvent, m’exposent les effets du récit, de la reviviscence des traumatismes que peuvent subir certains patients. Ces effets ne sont pas forcément perceptibles. Je les suppose. Je fais alors attention à la manière dont je pose les questions mais aussi à ne pas faire répéter ce que la personne a déjà dit ou écrit. Je lui propose aussi, si elle n’a encore jamais parlé de son histoire, de l’écrire elle-même ou que je la recueille avec elle. Si elle choisit de l’écrire, je pars de là et si besoin, je lui pose quelques questions pour préciser des éléments. Tout au long de la procédure, la personne peut compléter son récit. Ce qui peut sembler être des incohérences, des contradictions, ne sont en fait que des trous, des manques, des précisions à apporter ou juste une question de formulation, voire de traumatismes. Le demandeur d’asile est dans une situation paradoxale : il doit souvent parler de ce qu’il tente d’oublier, de la disparition de ses proches, d’amis… alors qu’il ne sait pas lui-même ce qu’ils sont devenus. Cela le culpabilise et être interrogé à ce sujet peut être perturbant, très difficile… Certains vont prendre une telle distance pour se protéger, pouvoir faire face et répondre aux questions que leur attitude peut être déroutante pour l’interlocuteur… et pourtant, quelle place pour les affects dans la demande d’asile alors qu’il s’agit surtout de parler des faits ?
C’est principalement au regard de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés que sera étudiée la demande d’asile. Et il important d’en parler à la personne que l’on accompagne pour lui laisser le temps de situer sa demande d’asile par rapport à un motif prévu par cette convention. Le réfugié doit en effet donner la raison pour laquelle il craint des persécutions : du fait de sa religion (ou de ne pas en avoir), du fait de ses opinions politiques, de son origine ethnique, de son appartenance à un groupe social. Il peut s’avérer que ces motifs se cumulent, ce qui peut paraître compliqué ; sauf qu’aucune impasse ne doit être faite. La personne peut avoir tendance à ne parler que de l’évènement déclencheur alors que plusieurs faits l’ont précédé. Ils sont importants pour expliquer le contexte des craintes. J’ai pu accompagner un patient d’origine tchétchène au tout début de sa demande, alors qu’il était placé sous la procédure « Dublin ». Etant donné qu’il n’y avait pas d’urgence pour déposer sa demande d’asile en France (puisque cette procédure peut prendre plus de 6 mois), j’ai préféré attendre son orientation vers le psychologue pour aborder son histoire avec lui. Il l’avait écrite et n’avait pas les moyens de la faire traduire. Je l’ai alors reçu avec un interprète afin de lui poser quelques questions pour compléter ses propos qui ne démarraient que le jour de son enlèvement jusqu’à son départ et celui de sa famille. Il raconta alors les problèmes précédents qu’avait eu un de ses oncles avec la justice, sa détention et comment il avait essayé de le faire libérer. Il expliqua que les autorités russes avaient fabriqué un procès contre lui le considérant comme un opposant au régime. Je lui ai alors parlé de la Convention de Genève, ce qui lui a permis de me préciser d’autres menaces du fait de sa religion qu’il avait eu de la part du FSB à la sortie de la mosquée.
Le cadre du récit
En premier lieu, au début de la procédure, un formulaire de plusieurs pages est remis à la personne pour qu’elle puisse le remplir en français dans un délai de 21 jours. Elle doit préciser les éléments de son identité, le nom de ses parents, son ethnie, sa religion, son adresse au pays, si elle a des enfants… Puis à la dernière page, il lui est demandé « les motifs de sa demande. Pour quelles raisons sollicitez-vous l’asile. Veuillez exposer par un récit personnalisé les évènements à l’origine de votre départ ainsi que vos craintes en cas de retour dans votre pays d’origine. Il n’est pas nécessaire d’évoquer la situation générale de votre pays d’origine qui est connue de l’Ofpra. Vous pouvez joindre tous les éléments que vous jugez utiles à l’appui de votre demande »
A la suite de la réforme du droit d’asile entrée en vigueur en novembre 2015, cet intitulé (présenté ici dans sa nouvelle version) a légèrement changé, se montrant un peu moins exigeant à cette première étape envers le demandeur d’asile. Serait-ce pour mieux tenir compte de la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve le demandeur d’asile qui vient d’arriver en France ? Avec ses traumatismes, ses problèmes de mémoire, de concentration qui l’empêchent de dire ou d’être précis ? Ont ainsi disparu le terme « circonstancié » et la phrase « soyez le plus précis possible sur les faits, les personnes, les dates et lieux mentionnés ». Il n’en demeure pas moins que la personne devra être précise lors de l’entretien avec l’officier de protection ; entretien qui est à présent enregistré et durant lequel la personne peut bénéficier de la présence d’un tiers (avocat ou représentant d’une association agréé). Ce sont des garanties supplémentaires pour le réfugié, introduites par la réforme. Elles permettent de casser le tête-à-tête auquel était soumis le réfugié et qui n’était pas toujours bien vécu par les patients du Centre Primo Levi notamment. Plusieurs m’ont dit qu’ils avaient eu le sentiment que la personne qu’ils avaient en face d’eux ne les croyait pas, que dès le début de l’entretien, à travers l’attitude de l’officier de protection et la première question posée, ils avaient le sentiment que c’était perdu d’avance ? Situation qui peut les bloquer, les braquer, ne pas faciliter l’apport d’éléments supplémentaires à leur récit et qui les conduit à répondre complètement à côté. Oui, il faut prendre des pincettes… Brusquer une personne vaut peut-être en droit pénal mais pas en droit d’asile puisque le demandeur n’est pas censé être en position d’accusé. C’est bien dans un esprit de protection à tous les niveaux, à toutes les étapes, dans tous les espaces (associatif, médical, chez l’avocat, à l’Ofpra) que doit être accueilli et envisagé l’échange avec le demandeur d’asile.
Si le demandeur d’asile n’arrive pas à répondre à certaines questions, un « je ne sais pas » semblerait lui être fatal. Comme s’il devait tout savoir. Il arrive que des jeunes mineurs ou jeunes majeurs isolés aient perdu leurs parents, une, deux ou trois années avant d’effectuer leur demande. L’écriture du récit peut susciter des questions auxquelles ils n’ont eux-mêmes pas de réponses et raviver ce qui les hante.
Ils ont le sentiment que des éléments de compréhension de leur histoire leur échappent. Faute d’avoir pu répondre à des questions qu’ils se posent eux-mêmes, et donc de ne pas avoir été convaincants, ils peuvent voir leur demande rejetée. Je pense à une jeune Congolaise qui m’a dit après la décision de rejet de l’Ofpra « Comme si je pouvais tout savoir… ». Elle se rattache comme elle peut à des morceaux de conversation de ses parents pour comprendre ce que faisait son père. À un autre moment, elle se demande pourquoi les militaires n’ont pas accepté l’argent offert par son père. Était-il recherché et pour quelle raison ? Il a été tué froidement devant ses yeux. Puis, un des militaires l’a emmenée et séquestrée dans un camp. Au bout de plusieurs mois, elle a pu fuir après l’avoir poignardé. Elle ne sait pas si elle l’a tué. De retour chez elle, elle découvre que sa maison a été détruite, que sa mère et ses sœurs ne sont plus là. Elle ne sait pas ce qu’elles sont devenues.
Elle me signale que, dès le début de l’entretien, l’officier de protection lui a fait comprendre qu’il ne la croirait pas. La mise en confiance est pourtant essentielle. Toute approche suspicieuse doit être évitée au risque de bloquer, brusquer le réfugié dans sa parole, sa subjectivité.
D’autres vont avoir le sentiment que l’entretien s’est bien passé car ils ont pu raconter et transmettre leur histoire. Puis, ils reçoivent une décision de rejet.
Une telle décision anéantit d’un coup toute tentative d’aller de l’avant. Et mes collègues soignants et moi-même remarquons à quel point cette réponse a pour effet de dégrader l’état de santé de la personne.
Il est parfois très difficile d’expliquer pourquoi l’Ofpra rejette la demande d’asile, et sur quel fondement. La façon de raconter revient fréquemment pour justifier un rejet. Dans ce cas, la décision consiste essentiellement à qualifier les déclarations : de stéréotypées, d’invraisemblables, d’incohérentes, de non convaincantes, pas assez précises (ex : « les violences dont sa mère et lui-même auraient été victimes à cette occasion ont été évoquées en des termes laconiques »). Tous ces mots apposés les uns derrières les autres sont incompréhensibles pour celui qui demande l’asile.
La rédaction du recours peut nécessiter plusieurs rendez-vous, parfois, avec interprète. Ce moment permet à la personne de s’exprimer à nouveau sur son vécu, mais dans un autre cadre. C’est l’occasion de redonner la parole à celui qui vit le fait de ne pas avoir été écouté et cru comme un nouveau traumatisme. Il peut ainsi critiquer la décision de l’Ofpra, apporter des précisions sur son histoire comme sur les conditions de détention, les sévices subis, les circonstances d’une arrestation, la vie en clandestinité dans le pays d’origine avant la fuite.
C’est à l’audience devant la CNDA que tout va se jouer à nouveau. Le demandeur d’asile sait qu’il joue sa dernière carte et qu’il doit convaincre plus que son propre avocat. Les silences ne sont pas permis… Il faut parler. Il semblerait que plus la personne soit à l’aise pour s’exprimer, plus ses chances de persuader augmentent.
Si on décide de débusquer le mensonge, on peut le voir partout. Les apparences semblent parfois jouer des tours et influer sur « l’intime conviction » de l’officier de protection ou du juge à la CNDA : lorsque le demandeur sourit, s’il est bien habillé, trop bien habillé, c’est qu’il n’a pas de problème, qu’il va bien…
Nous sommes bien obligés de faire un peu confiance car sinon cela dessert l’écoute et empêche d’accueillir la parole. Or celle-ci doit se construire de part et d’autre.
Pour les patients que je peux recevoir en amont de la procédure d’asile, je les encourage à faire confiance. Je leur dis que les questions posées le sont dans leur intérêt, même si parfois elles peuvent leur sembler choquantes. Pour eux, ce qu’ils sont vécu relève de l’évidence. Ils ne s’imaginent pas quand ils font leur premier pas dans la demande d’asile que leur parole peut être mise en doute.
Aurélia Malhou, juriste au Centre Primo Levi
Source : Mémoires n°70