« Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien », déclare le narrateur de La peste d’Albert Camus. Un aspect majeur de la violence de l’exil tient à cette annulation. L’exilé possède une mémoire dont il est aliéné et qui pourtant, jusque dans cette mutilation, le définit en tant que sujet. Le statut, économique, de migrant ou, juridique, de réfugié n’interfère pas ici. D’autant que ces catégories sont conceptuellement trop fragiles. Migrant : participe présent du verbe « migrer ». Le migrant migre, le participe présent désignant en français une action en train de se faire et l’agent de cette action. Quand le migrant cesse de migrer, quand il est arrivé, il n’est donc plus (un) migrant. Réfugié : vient du latin fugere, qui signifie « fuir », le préfixe re- indiquant non la répétition mais l’intensité. Un réfugié fuit. Quand le réfugié cesse de fuir, quand il est arrivé, il n’est donc plus (un) réfugié.
Migrants ou réfugiés : les termes, supposés qualifier les individus visés, servent surtout à les agglomérer en une masse compacte. Les nommer « exilés » les sort d’un tel anonymat et affirme que le migrant est un sujet, un sujet en exil, avec une histoire, une volonté, un chemin, une expérience à partager dont les récits religieux ou littéraires ont façonné les cadres et dont rares sont les mémoires familiales qui n’en auraient pas recueilli les traces. Passer du migrant ou du réfugié à l’exilé, c’est passer d’une situation sociale à une condition humaine, réinstaurer une dignité, une subjectivé morale et politique. Sortir de l’effet de masse, « lesmigrants », un corps collectif, menaçant. La distinction opère également quant à la mémoire. Le migrant n’a pas de mémoire, en France du moins. Preuve en est des décennies de migration et d’attente pour que, à la différence des Etats-Unis ou d’ailleurs, soit créé un lieu mémoriel, à la Porte Dorée. Tandis que l’exilé, dont la silhouette est pour nous façonnée par le récit historique et la littérature (de l’Odyssée aux Mémoires d’outre-tombe) peut se prévaloir d’une richesse mémorielle qui lui est propre.
Camus, le philosophe exilé – celui pour qui l’expérience exilique est matricielle pour la pensée – livra dans son premier livre, L’envers et l’endroit, un récit dont le narrateur, assis un soir dans un café arabe d’une ville non nommée et méditant sur un passé explicitement autobiographique, présente son travail de réminiscence comme un retour d’exil : « Un émigrant revient dans sa patrie. Et moi, je me souviens. Ironie, raidissement, tout se tait et me voici rapatrié ». Un retour qui ne retrouve pas le lieu de départ puisque le narrateur conclut : « Puisque cette heure est comme un intervalle entre oui et non, je laisse pour d’autres heures l’espoir ou le dégoût de vivre ». Vérité de la vie dans le choix de ne pas choisir. Entre oui et non, une rhétorique de l’entre deux, d’une vérité qui se dirait non pas dans un dogmatisme monolithique mais dans l’évanescence d’un acte de parole, un dire avant le dit – en termes lévinassiens –, un secret, voire un mensonge. Celui du sujet en exil, du sujet d’exil, du sujet exilé.
Dans quelle langue dire « Je suis un exilé » ? Sous quelle vérité ? Question générale. Dans l’horizon du drame migratoire en Europe, la description se fera plus précise. Le migrant ment dans le récit qu’il se fait à lui-même afin de supporter l’insupportable et ment aux autorités afin de répondre aux critères d’octroi du statut de réfugié. Mais ce n’est pas mentir. C’est répondre à une instance de légitimation qui se situe entre vérité et mensonge, entre deux registres véridictionnels, zone grise qu’une expérience historique telle que la Shoah nous a appris à reconnaître, qu’une disposition d’écoute telle que la psychanalyse nous a appris à respecter et qu’une théorie littéraire telle que l’autofiction nous a appris à interpréter. Ce n’est pas mentir, c’est garder un secret. Un secret qui garde l’exilé.
L’exilé ment, pas l’étranger. Celui de Camus en serait incapable et il croit y fonder sa liberté. Car il importe de distinguer précisément les deux catégories. Dans le regard des autochtones la phénoménalité de l’étranger se distingue de celle de l’exilé. La perception du premier s’assure que le dehors est dehors, que l’étranger en provient mais qu’il s’en est détaché ou qu’il en est, à la rigueur, ambassadeur. Pour le second, la vision est brouillée car le dehors, celui que l’exilé n’a pas laissé derrière lui, est dedans ou, dans une autre optique, le dedans accueille un autre dedans. L’étranger conforte l’ordre établi par la rationalité spatiale. Il représente le dehors ou l’ailleurs sans quoi l’ici ou le dedans ne trouvent pas leur légitimité. Il ne dérange pas, au contraire, il participe de l’arrangement du social, son accent éclaire le bien-parler, la couleur de sa peau fait ressortir celle de l’autochtone.
Les migrants qui arrivent aujourd’hui sur les terres européennes ne viennent pas d’ailleurs, ils viennent du désert et de la mer, amènent le nulle part dans notre ici et c’est ce qui les rend indésirables. Non pas le là-bas dans l’ici, polarité soutenant le thème de l’étranger et les migrations antérieures mais l’ici et le nulle part. Ici et là-bas soutiennent un ordre spatial qui, à son tour, les définit, rationalité topologique que le nulle part vient dissoudre alors que l’hétérotopie de Foucault, quoi que menaçante, la conforte encore comme une exception à la règle. Le nulle part est un démenti apporté à l’ordre spatialisant et non son contraire, de même que la folie n’est pas l’opposé d’un esprit sain. Le nulle part, notion qui ne doit pas effrayer puisqu’on l’accepte lorsqu’elle est portée par les vagues de la mondialisation. L’exilé n’est pas – mythiquement – l’étranger, n’est pas – socialement – un étranger. Ceux qui nous arrivent ne viennent pas d’un pays ou d’une ville, comme les migrants-d’avant – les Polonais, les Algériens, les Italiens, etc. –, ils surgissent du désert et de la mer, lieux du sans-limite et du sans-repère, qui, en tant que tels, ne livrent aucun code, aucun savoir, aucune inscription. Lieux du nulle part. On peut se souvenir d’un là-bas, pas d’un nulle part, pas de nulle part. Et le constat est empirique : ils ont quitté le pays de départ depuis trop longtemps, ont traversé ensuite trop de pays pour qu’on puisse faire de ce départ une origine. Ils sont nés du nulle-part.
Dès les lendemains de la guerre, les migrants sont venus grossir les rangs du casting démocratique en Europe. Avec une différence majeure depuis une décennie et un tournant vertigineux en 2015 : le migrant migrait parce qu’il voulait vivre mieux ; il migre aujourd’hui parce qu’il veut tout simplement vivre, fuyant la guerre, la famine, la persécution, la misère, le chômage, la désertification, la dévastation nucléaire. Ils migrent pour vivre, en prenant le risque de mourir. Justement parce qu’il s’agit de vivre, la mort fait partie du contrat. Nombreux, les témoignages affirmant que la mort n’est pas un objet de crainte car les conditions de vie que fuient les exilés la disqualifient en tant que telle.
Quand ils peuvent parler, les arrivants disent qu’ils ont échappé à la mort. Revenir d’entre les morts, c’est persister dans un entre deux : avoir connu la mort et continuer à vivre. Syndrome d’Orphée ou d’Ulysse. Retour d’entre les morts : réalité implacable, indéniable puisque plus de 30 000 morts nous le rappellent en Méditerranée, plus de 30 000 morts dans les déserts sahariens, et les morts dans les Alpes, dans les camps de détention, dans les « jungles », sur les routes ou dans nos villes, et les 12 000 mineurs disparus dans les réseaux maffieux. Nous ne pouvons traiter de migration en Europe aujourd’hui sans les considérer. Rupture radicale avec les mouvements migratoires antérieurs dont les critères guident pourtant encore les procédures d’accueil et de contrôle avec les résultats désastreux que l’on connaît.
Continuer en portant les morts. Position connue, celle du survivant, notamment du trauma génocidaire, exprimé par des survivants du génocide arménien, de la Shoa ou du génocide rwandais. Le survivant est comme un exilé – il ne vient pas de quelque part mais d’un nulle part. Imre Kertész comme Primo Levi l’ont développé avec cette différence que l’exilé ne devrait pas être destiné à la mort. Accueillir le migrant, c’est accepter qu’il vienne de nulle part et qu’il en porte le secret, c’est consentir au nulle part, c’est admettre que des individus bâtissent leur subjectivité sur ce qu’Edouard Glissant dénommait l’opacité ou Jacques Derrida la crypte.
Devant le trauma impitoyable accompagnant la survie, la torture, le viol, ne pas parler est un moyen de contourner ou détourner la charge mortifère. Fonder l’échange et le partage sur un droit à être répondu bafoue le droit de l’autre à ne pas répondre. Les survivants des camps nazis, les survivants d’un massacre, voire d’un cataclysme hors-norme, ne peuvent raconter et, pour la société, ce silence devient un secret et ce secret une faute. Les migrants ne livrent pas beaucoup d’eux-mêmes ou approximativement, ce qui est aisément compréhensible. Existant à peine ici, le secret leur permet d’exister pleinement ailleurs ou de le laisser supposer. Identité secrète qu’une logique d’état-civil ne peut tolérer alors qu’elle inspire le régime d’accueil actuel en Europe. Une audition de demandeur d’asile s’apparente trop souvent à un travail inquisitorial, cherchant à débusquer le mensonge, l’invention, le non-vrai plus qu’à recueillir et authentifier une vérité potentielle.
Le droit de l’exilé vaut pour reconnaissance du droit au secret, indispensable à tout agencement psychique (l’inconscient selon Freud) et à toute organisation démocratique (le lieu vide du pouvoir, selon Claude Lefort) car, dans les deux cas, il garantit la liberté de l’individu et est constitutif de sa souveraineté subjective. Arrivant de nulle part, le migrant des exils contemporains vers l’Europe n’a dans la plupart des cas rien, ni bagages, ni papiers. Que son corps, blessé et mal vêtu. « Migrant nu » disait Glissant à propos de l’esclave africain arrivant aux Caraïbes ; « la vie nue », a théorisé Giorgio Agamben à propos du déporté. Comme eux, l’exilé contemporain doit reconstruire une subjectivité qui lui a été volée et dans cette perspective, le droit au secret n’est pas qu’une procédure psychologique ou mentale, il devient un droit fondamental qui le fait exister en tant que sujet. Un droit que l’Europe démocratique peine à lui reconnaître.
Alexis Nuselovici (Nouss)
Professeur de littérature comparée, Université d’Aix-Marseille
Chaire « Exil et migrations », Collège d’études mondiales (FMSH, Paris)