La torture est largement pratiquée – encore dans un pays sur deux – et pourtant largement tue. Les personnes qui en sont victimes sont recouvertes d’un voile de silence dont elles peuvent souffrir autant que des séquelles physiques et psychiques elles-mêmes. Car le silence, vécu presque comme une négation, donne raison aux bourreaux qui ont cherché à faire taire leur victime ou la communauté qu’elle représente, à faire taire son identité et sa singularité. Plus que cela, la violence politique vise à « empêcher la transmission d’une génération à une autre à travers des actes tels que la traque des enfants, l’enlèvement des parents, le viol systématique, les massacres et génocides […], le but étant de réduire la possibilité de raconter des histoires tellement vraies, tellement proches du réel, qu’elles en deviennent incroyables. »[1]
Pour cette raison, il est apparu évident, lors de la création du Centre Primo Levi en 1995, qu’on ne pouvait soigner les effets de la torture sans en témoigner. Légitimée par son expérience clinique auprès des personnes qui en sont victimes, l’association témoigne des effets de la torture et de la violence politique au travers d’actions de sensibilisation et de plaidoyer à tous les niveaux de la société, pour un meilleur accueil et une prise en charge plus adaptée de ces personnes en France.
Pourquoi le nom de Primo Levi ?
Le nom de l’association lui-même découle de cette volonté de faire du témoignage un de ses trois piliers d’action : choisi en hommage à la force de son témoignage sur les atteintes à la dignité humaine, le nom du chimiste italien rescapé d’Auschwitz et auteur de Si c’est un homme résonne encore aujourd’hui dans les esprits comme celui du témoin par excellence. Auteur prolixe et rigoureux, osant affronter le regard des autres malgré sa timidité naturelle en arpentant les salles de classe et les plateaux de télévision, Primo Levi n’a pas seulement écrit et parlé pour lui-même mais pour tous ceux qui ne sont pas revenus et qui ne peuvent s’exprimer.
Dire et ne pas être entendu
Comme lui, les membres du centre de soins Primo Levi témoignent de ce dont leurs patients ne peuvent pas toujours parler, parce que raconter leur est douloureux et surtout parce que rien n’est fait pour qu’ils soient entendus : montrés par les gouvernements des pays d’ « accueil » comme des « masses » et des « flux » dont les contingences matérielles et administratives liées à leur arrivée importent bien plus que le poids du seul bagage qu’ils transportent avec eux (celui de leur histoire), ils vivent dans l’ombre. Pire, ils vivent dans la peur de ne pas être crus et d’être renvoyés dans leur pays. Cette peur, Primo Levi l’a vécue dès Auschwitz et en a été hanté jusqu’à la fin de ses jours. Il a rapporté le cauchemar dans lequel il tentait de raconter : « Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot. » Pour les patients de notre centre de soins, l’enjeu est double : ne pas être cru, c’est être nié dans son humanité, dans ce que l’on a de plus profond et de plus intime ; mais c’est aussi perdre son droit d’asile, son droit à être protégé, et être menacé de renvoi vers le pays que l’on a fui. Souvent faute, précisément, de réussir à raconter, beaucoup sont rejetés – de leur communauté, de leur demande d’asile –, ce qu’ils vivent comme un déni des persécutions subies et encourues.[2]
Aider les patients à élaborer leur récit de vie et à se faire entendre fait partie des missions du Centre Primo Levi : pour cela, une prise en charge pluridisciplinaire et sur le long terme est nécessaire, le plus en amont possible de la procédure de demande d’asile. L’accueillante ouvre la porte et offre ainsi un espace d’écoute ; le psychologue aide à lever le voile sur les souffrances vécues, tandis que le médecin et le kinésithérapeute mettent éventuellement un nom dessus ; l’assistant social cherche à stabiliser les conditions de vie, à poser de nouveaux repères pour que le fil de la vie puisse reprendre ; la juriste, enfin, recueille le récit et prépare le patient à l’entretien qui l’attend.
Quel témoignage possible ?
Au-delà de leur importance dans la reconstruction de la vie de chacun des patients, que faire de ces histoires qui sont la matière première dont dispose l’association pour témoigner publiquement ? Comment sortir de l’ombre les personnes victimes de la torture, qui sont bien souvent les « témoins d’une histoire non encore écrite », comme le souligne la juriste Aurélia Malhou ?
Parce que les patients sont venus confier leur histoire dans un cadre spécifique qui est celui du soin, dans un centre où la confidentialité est particulièrement cruciale, l’association s’abstient de leur demander de témoigner de ce qu’ils ont vécu auprès des médias ou du grand public. Ce principe va à l’encontre des modes de communication apportés par les nouvelles technologies et adoptés par la plupart des médias : une communication de l’instantané et du direct, portée plus volontiers par l’image et par le mode oral que par l’écrit. Pour couvrir un sujet, quel qu’il soit, les rédactions exigent aujourd’hui qu’il soit illustré par un témoignage d’une personne directement et personnellement concernée – une « victime », dans bien des cas. Il s’agit de nourrir l’illusion que la parole se transmet, sans filtre ni biais aucun, directement du témoin au spectateur/lecteur/auditeur. Qu’importent les effets de la replongée dans le vif des épisodes traumatiques, seul prime le devoir d’information, au risque de tomber dans le voyeurisme et la spectacularisation de tout, y compris de la violence.
Au mieux, les visages sont floutés et les noms sont modifiés pour respecter l’anonymat des personnes. La règle restant celle de montrer le plus possible, ces méthodes peuvent ne pas s’avérer suffisantes pour des personnes qui, comme nos patients, ont vu leur vie menacée dans leur pays et peuvent être encore sous le coup de risques de représailles : il y a six ou sept ans, un patient pris en photo la tête dans les mains a été reconnu… et son père, resté au pays, a été arrêté quelques jours plus tard. Son témoignage, paru dans un journal quotidien, s’est retourné contre lui.
Au-delà de la question de l’anonymat nécessaire à la sécurité de nos patients, il y a l’image et l’usage qui en sont faits, dont personne, pas même eux, n’a le contrôle. Etre exposé publiquement, c’est-à-dire auprès d’un public inconnu comme de personnes connues, sous l’étiquette la moins avouable, la plus intime, la plus douloureuse, celle de victime de torture, est la volonté de très peu de patients du Centre Primo Levi. Pour les patients actuels comme pour ceux dont le suivi est terminé, cette parole publique est difficile, et si tout le travail du Centre consiste à les sortir du statut de victime pour les aider à réinvestir celui de personne, il est logique que celui-ci ait inscrit le principe de non appel au témoignage de ses patients dans la charte éthique qu’il s’est donnée en 2013.
Primo Levi : parler pour que l’histoire ne se répète pas
Comment expliquer qu’à l’inverse, Primo Levi ait ressenti le besoin viscéral de parler, d’écrire, de raconter sous quelque forme que ce soit ce que lui et des centaines de milliers d’autres avaient vécu ? « [Si c’est un homme] était déjà écrit, sinon en acte, du moins en intention et en pensée dès l’époque du Läger. Le besoin de raconter aux ‘‘autres’’, de faire participer les ‘‘autres’’, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure. »[3]. Le souci de témoigner pour que le pire ne se reproduise pas était également prépondérant : « N’oubliez pas que cela fut »[4]. « C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire. »[5]
Dire sans juger ni choquer
Dans sa manière de témoigner, d’informer le public sur un sujet aussi dur et délicat que la torture, l’association a, tout comme Primo Levi, le souci éthique de faire confiance à l’intelligence des lecteurs, de faire appel à leur raison en se gardant de provoquer des émotions trop violentes. « Un témoignage fait avec retenue est plus efficace que s’il l’était avec indignation, déclarait Primo Levi : l’indignation doit venir du lecteur, pas de l’auteur, car on n’est jamais certain que les sentiments du premier deviendront ceux du second. J’ai voulu fournir au lecteur la matière première de son indignation. »[6]
Les textes publiés par l’association sont écrits avec une volonté de rigueur et de pudeur que, nous l’espérons, n’aurait pas reniée Primo Levi. Dans la même logique, nous n’utilisons pas de photographie ou de reproduction de scènes de torture qui viendrait provoquer des émotions malvenues, mais nous avons principalement recours à l’illustration, qui présente le grand intérêt de mettre le message à une certaine distance et de le porter par le biais de la suggestion plutôt que de la figuration crue. C’est toute la communication de l’association qui se place ainsi dans la lignée du grand témoin et écrivain dont elle a l’honneur de porter le nom.
Joséphine vuillard, responsable communication et Plaidoyer
[1] Transmettre et témoigner, préface
[2] Constatant que plus de la moitié de ses patients avaient été déboutés du droit d’asile, le Centre Primo Levi a publié à ce propos le rapport Persécutés au pays, déboutés au pays, novembre 2016.
[3] Préface de Si c’est un homme
[4] Poème liminaire à Si c’est un homme
[5] Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi, Gallimard, collection Arcades (1989).
[6] Le mot, le souvenir, l’espoir, Primo Levi entretien par M. Vigevani