Je promets. Il attend. Non, il n’attend rien, justement. Mais je promets. Parce qu’il a la faim au ventre, celle de la réussite, de dormir d’un sommeil sans rêves ni cauchemars, de causer au petit-déjeuner, de raconter sa journée à la nuit qui tombe, autour d’une bonne tablée où l’on saurait rire et s’engueuler. Parce qu’il a 18 ans et qu’il porte en lui les rêves d’un enfant de son âge, malgré tout.
Je pourrais faire de lui une vignette presque clinique, un résumé circonstancié de ce qui l’a mené ici, en France. Je pourrais l’ériger en exemple de ce qu’il est possible de faire pour un MNA en France, du dispositif de construction/démolition de l’Aide Sociale à l’Enfance à 18 ans. Je pourrais en faire un cas clinique, un exemple, une cause, une tribune politique qu’il ignorera et que probablement, il n’aura jamais voulu. Je pourrais mais je ne sais que promettre.
Je promets, pour répondre à ce regard qui me happe, parce que je ne sais pas faire autrement, qu’il est 19h et que nous sommes vendredi. Putain de fin de semaine.
C’est curieux, ces promesses que l’on distille lorsque rien n’est demandé, ces promesses pour combler la détresse, dans un mouvement du corps, dans un murmure à peine. Quelques mots parce qu’on est parti loin, avec lui, avec elle, quelques mots parce que l’on est avec eux, dans un univers opaque et tortueux, quelques mots pour nous ramener ensemble, sous la lumière d’un néon blanc, un peu trop aveuglant. Putain de promesse qui vous prend par surprise, quand aucune plainte n’est émise, aucune plainte qu’un regard qui semble vous dire « Ne m’abandonne pas » et vos mots qui hésitent, qui tâtonnent pour formuler seulement « Je promets de faire tout ce qu’il m’est possible de faire ». Mais ce « tout », c’est indéterminé, c’est angoissant, c’est un gouffre, sans limites, sans raison, c’est absurde, non, c’est évident, c’est sans fin, engageant, c’est les tripes sur la table et le cadre professionnel qui vrille par-delà. Ce « tout », c’est là où il m’emmène, là où il est. Ce « tout », c’est ce trop dont est capable l’Humanité pour elle-même.
Parce que c’est vendredi, qu’il fait nuit dehors, plus aucune vie dans ces locaux vidés, plus aucune vie que ces larmes silencieuses, ces doigts longs et fins recroquevillés, ce corps sec et noir. Et cette main que je pose sur son dos, dans une caresse maladroite qui se voudrait rassurante, pour signifier seulement que oui, il fait nuit dehors, que les locaux sont vides, que la semaine a été difficile et que la fatigue vient, cette si grande fatigue qui ne l’emmènera nulle part et qui s’engloutira dans les escaliers sans lumière, dans l’avenue qui résonne déjà des bruits du vendredi soir.
Je promets, il n’attend rien. Pour atteindre le sommeil du juste, on s’aménage.
C’est vendredi soir et mon corps souhaiterait le porter. Certainement qu’il est léger, si sec et si fin.
C’est vendredi soir et je ne sais plus à quoi et à qui j’ai consacré ma journée. Mais je fais cet effort quand je m’engouffre dans cette avenue trop vivante, étourdissante, quelques minutes après lui, le bureau refermé, les lumières éteintes. Que la fatigue qui me prend ne les rendent pas anonymes, que ma mémoire procède à ce travail d’archivage méthodique, malgré ce brouhaha sans son distinct qui bouche ma pensée. Un archivage consciencieux pour ne rien oublier de tous ces instants épars qui ont habillé cette journée et laissé le vendredi soir venir.
Mais ce sont ses yeux que je verrais, malgré tout, au son de « Crépuscule Transfert », deux heures plus tard. Pas d’archivage en vue, ou plutôt si. Il aura fallu quelques-unes des miennes pour que le processus s’engage. Simplement. D’une émotion à l’autre, d’un visage à l’autre, d’un propos à l’autre, sans les rendre anonymes. Pour archiver, digérer, recycler. Pour juste atteindre le sommeil, on s’aménage.
Elise Plessis, assistante sociale au Centre Primo Levi