Le temps de soigner

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Les patients qui s’adressent au centre de soins Primo Levi ne souffrent pas tous de la même manière. Aussi, il ne faudrait pas effacer ce que chacun a vécu derrière un « traumatisme commun », c’est-à-dire qui leur serait commun, même dans les cas où toute une communauté s’est trouvée visée par un tyran, par un projet de destruction. C’est avec cette réserve que nous pouvons parler du temps d’une thérapie, sans oublier le rapport singulier au temps de chaque sujet.


Il arrive que nous évoquions tel trait commun à un groupe, telle tendance que partagent certains patients, afin de rendre compte de notre travail ou bien dans un objectif de témoignage. Il faut parfois dans ce cadre aborder également la question de la durée d’un suivi, notamment pour des raisons administratives qui sont, bien entendu, compréhensibles. Ce qui nous intéresse cependant aujourd’hui, c’est d’interroger les deux temporalités auxquelles ces patients sont soumis et quelques effets repérables du point de vue du clinicien : une temporalité que l’on pourrait appeler « administrative », qui concerne la prise en charge sociale et légale de leur histoire, un statut socio-juridique, de formalités à accomplir, des échéances à respecter, des procédures à suivre ; et une autre temporalité que l’on pourrait nommer « psychique », qui s’occupe de la remise en mouvement d’un sujet figé par un événement qui a fait traumatisme pour lui.

Ces deux façons de « découper » le temps sont indispensables et, en même temps, elles sont hétérogènes. Et malgré leur caractère distinct, ces deux temporalités se tressent au cœur d’un même individu, il est soumis à ces deux modalités, il est autant sujet d’une loi que sujet de son inconscient. C’est cette dernière relation qui, en tant que psychologue clinicien, nous intéresse : quels sont les temps forts d’une psychothérapie ? Comment évolue un patient du centre de soins Primo Levi lorsqu’il s’engage dans un suivi ?

Il y a, premièrement, un événement dit traumatique qui vient figer le temps. La violence, les menaces, la torture que décrivent nos patients arrêtent le temps : ce sont les mêmes scènes qui reviennent sans cesse, les mêmes images, le même visage qui apparaît dans les cauchemars. Lorsqu’ils ferment les yeux, ils replongent dans la même situation dont le réalisme est confondant. Réalisme ou réalité ? Que faire lorsque nous hésitons ? On cherche la porte, elle n’ouvre pas. On se réveille, il n’est pas encore minuit. On ne refermera pas l’œil de la nuit.

La première rencontre avec l’un de nos patients nous donne en général un exemple de cette horloge arrêtée : alors qu’une personne situe les tournants, les événements importants de sa vie dans une grille temporelle qui marque un avant et un après, pour ces survivants de l’extrême, il y aurait un avant et un pendant. Ils expliquent lors de ce premier entretien le malaise, les symptômes qui les handicapent. On commence alors un travail de mise en perspective, de remise en circulation du temps, de réappropriation d’une histoire, des souvenirs, des mots. Ce travail thérapeutique passe par l’analyse que fait le sujet des événements dits traumatiques, c’est-à-dire chercher ce qui a fait trauma chez lui, ce qui a fait « trop mal. » Mais il passe également par la notion de perte, savoir ce que l’on a perdu, pour ne pas se perdre. C’est aussi ce qu’on appelle un travail de deuil.

De temps en temps, les patients évoquent l’autre temporalité à laquelle ils sont soumis : il y a une demande d’asile politique, de reconnaissance d’un statut, il y a un entretien avec un avocat, il y a une lettre de l’administration… Ils apprennent à intégrer tous ces points, ils apprennent à réagir. Ils réalisent, la plupart du temps, que lors des premiers mois de leur thérapie les symptômes s’apaisent. L’intervention coordonnée d’autres professionnels permet cette évolution. Le suivi médical en parallèle, par exemple, apportera un soulagement de certains symptômes de façon durable et soutiendra ainsi un réel travail de psychothérapie avec le psychologue.

Pendant cette période, que certains appellent un temps de reconstruction, les patients semblent aller mieux. Parfois accompagnés, parfois seuls, ils arrivent à naviguer dans la vie quotidienne, dans les démarches, dans les relations sociales qui se tissent à nouveau. Sa durée est variable, plusieurs mois. Cela dépend de plusieurs facteurs, mais le temps commence à circuler à nouveau : il y a les rendez-vous hebdomadaires, les échéances, l’attente.

Puis il arrive le temps que nous voulions évoquer, celui de la procédure et ses effets. La plupart du temps, c’est sous la forme d’une date de convocation que cette ponctuation se manifeste. Autour de cette rencontre prévue avec le représentant d’une autorité, s’engage un bras de fer intime pour le patient. Il faut raconter à nouveau, décrire dans le détail, en public. Il faut dire combien tel événement a été destructeur sans sombrer encore une fois dans l’angoisse éternelle, constante de cette présence obscène qui a fait traumatisme.

Ce bras de fer ne tourne pas souvent à leur avantage. Le trentenaire qui allait mieux, qui avait trouvé un travail, qui se questionnait sur ses projets pour l’avenir… il fait beaucoup plus que son âge, comme le jour du premier entretien, il ne dort plus, malgré les fortes doses de traitement. Sera-t-il obligé de raconter le meurtre de sa famille, les viols, les humiliations en prison… à son travailleur social, à son avocat, à l’audience publique ? Pourra-t-il leur dire que pendant plusieurs années sa vie a été comme congelée, figée autour de ces événements et qu’il essaye de s’en dégager ? Pourra-t-il dire qu’il avait peur et qu’il apprend à vivre avec ? Comment vivre avec ce qui n’est pas vivable ?

Après ce tournant, après ce tremblement de terre, le calme vient. Il doit attendre. Puis il a souvent l’impression de recommencer son travail thérapeutique. Il le poursuit et il fait avec les réponses, bonnes ou mauvaises, de l’administration :

  1. Si la reconnaissance est claire de la part de l’autorité, si un statut lui est octroyé, il continue sa reconstruction de sujet, il est invité à s’inscrire comme citoyen dans le social, il est invité à participer dans un échange social à nouveau, avec des droits enfin, et des devoirs
  2. S’il se heurte, au contraire, à une absence ou, pire, à un refus de reconnaissance, il peine à comprendre le sens de ses efforts et souvent il est confronté à un retour violent des symptômes. À nouveau, l’impression qu’il a été transformé en objet et qu’il ne parviendra jamais à redevenir sujet. Le travail se poursuit, dans le meilleur des cas, péniblement. D’autres fois, le patient disparaît pendant un temps incertain.

Quel est pour nous alors l’intérêt d’évoquer, de façon très sommaire, ces deux temporalités ? Idéalement nous aimerions travailler, comme c’est le cas avec d’autres instances, d’autres institutions, dans une meilleure prise en compte des contextes distincts. Si nous avions davantage d’échanges, des lieux de travail ou de débat, les différents cliniciens pourraient faire valoir, expliquer les enjeux psychiques et les effets d’une procédure, par exemple, à des avocats, à des juges, voire à des officiers et autres responsables. Les autorités pourraient, elles aussi, mieux expliquer leur rôle et les limites de leur action.

Au Centre Primo Levi nous travaillons au quotidien cette articulation avec, en interne, une juriste, ou un assistant social, qui nous apprennent et qui apprennent à rétablir une temporalité où l’avant finit par passer et se projeter dans un après.

Omar Guerrero, Psychologue clinicien et psychanalyste

Source : Mémoires n°50