Ne pas savoir où dormir, vivre dans des conditions insalubres, envahit les pensées et ranime l’angoisse des patients suivis. Le travail social ne permet pas toujours de répondre à une demande au moment souhaité. À partir de cette contrainte, comment peut-il malgré tout redonner une place de sujet ?
« Le travail social, c’est placer la personne au centre de la démarche d’accompagnement » dit-on souvent. Et pourtant, il est bien difficile de s’y tenir. Pour ne pas être démuni, parce que la souffrance est trop présente dans la demande ou tout simplement pour aider et faire avancer, on a vite fait de tomber dans le « faire à la place de ». Comment alors se positionner pour considérer l’autre dans sa singularité ? Tout d’abord en accordant du temps à la personne en face, car cela permet non pas de s’arrêter sur la demande mais sa demande. Ce cadre, qui peut être amené par l’institution ou par le travailleur social, favorise souvent un meilleur accueil, une écoute plus fine et a fortiori une meilleure prise en compte de l’autre. Laisser le temps de dire, d’expliquer, de déposer la demande dans un cadre garantissant la confidentialité, un bureau isolé par exemple, c’est déjà placer la personne comme sujet. Le temps que l’on accorde est d’autant plus important que les patients que nous recevons sont confrontés quotidiennement à un accueil souvent expéditif et à des refus administratifs récurrents. Dans le cas des personnes victimes de torture, le manque d’estime et de considération les renvoie parfois aux violences subies, ce qui les maintient dans la place d’objet de leurs persécuteurs. Considérer l’autre, c’est aussi le prendre en compte dans sa globalité : dans ce qu’il est, dans ce qu’il a construit, vécu jusqu’à aujourd’hui. C’est tenter de lui montrer que l’exil fait partie de sa vie. Même s’il a été transformé, il reste quelqu’un qui avait une place dans la société avant la fuite. Et qu’il peut retrouver une autre place dans cette terre d’accueil.
Parfois, tout simplement, il s’agit aussi de permettre à la personne de s’échapper quelques instants de son statut d’exilé, de précaire, en lui offrant la possibilité de faire une sortie culturelle, une activité sportive… Cela permet de désamorcer, d’apaiser un tant soit peu l’angoisse. De renouer avec soi-même pour moins se perdre dans les méandres de l’errance.
Prendre le temps… tout en tenant compte des temporalités !
Un des effets de la violence politique est qu’elle immobilise, « fige » les personnes qui en ont été victimes. Le travail social peut alors se placer sur le terrain de la remobilisation, du soutien dans la réappropriation d’un « soi » social, le tout en respectant le rythme de la personne malgré une temporalité sociale qui ne lui correspond pas toujours. C’est pour cette raison qu’il est primordial de se rendre disponible dans l’écoute et laisser la personne s’approprier les démarches à effectuer. Si le travailleur social se place dans une démarche gestionnaire et prend entièrement en charge la personne, nous tombons dans l’assistanat qui lui retire toute possibilité de se saisir de sa démarche. Entre les délais des procédures qui s’imposent à chacun et la nécessité de respecter le rythme des personnes que nous suivons, le chemin est cependant étroit.
L’assistance sociale n’est donc en aucun cas l’assistanat. Il s’agit de soutenir, d’être à l’écoute, d’accompagner pour que l’autre retrouve une place dans la société, une légitimité. C’est aussi tenter de redonner l’envie en réanimant la capacité de choisir, en plaçant la personne au centre de notre action.
Parce qu’avant tout, prendre une place de « sujet », c’est surtout se remettre à désirer.
J’ai le souvenir également d’un homme qui à chaque fois qu’il se présente à un rendez-vous social se lance dans de longues complaintes. Depuis un an, à la question « Comment allez-vous ? », il répond systématiquement « Comment voulez-vous que j’aille ! » Pour ensuite, dénoncer les injustices, le gouvernement, etc. L’objectif de nos rendez-vous est d’effectuer un rapport social afin d’obtenir une aide financière. Mais notre dossier n’avance pas. S’éparpillant sans cesse dans des réflexions d’ordre général, nous parvenons à peine à faire un tiers du rapport. Je décide alors d’adopter un comportement différent, plus contenant, en rentrant dans le vif du sujet dès le début du rendez-vous. La prise de conscience s’opère. Le monsieur s’excuse même de son comportement passé. Cette adresse plus distante avait pour but de le replacer, de le recentrer. Cette manière de rendre les personnes responsables de leurs actes, c’est aussi leur signifier qu’elles existent et que sans elles, le travail ne pourra avancer.
Julie Merle, Précédente assistante sociale au Centre Primo Levi
Source : Mémoires n°59