Le raisin vert de la parole par quoi l’enfant reçoit trop tôt d’un père l’authentification du néant de l’existence, et la grappe de la colère qui répond aux mots de fausse espérance dont sa mère l’a leurré en le nourrissant au lait de son vrai désespoir, agacent plus ses dents que d’avoir été sevré d’une jouissance imaginaire ou même été privé de tels soins réels
Jacques Lacan, Ecrits, Le Seuil, 1966, p.433
En réaction à la destruction du lien social généré par la violence extrême, les membres d’une famille peuvent rester collés les uns aux autres. Comment réinstaurer des espaces de séparation ? Une réflexion d’Armando Cote, psychologue clinicien et psychanalyste.
Qu’est-ce qu’on entend par effet grappe ?
La guerre détruit, y compris la capacité à parler, à communiquer au sein d’une famille. Les liens qui unissent un être humain à un autre sont défaits, l’absence de parole produisant une absence de lien. Si un des pouvoirs de la parole est d’assembler, de réunir, elle peut aussi détruire. Le discours totalitaire, les violences d’ordre politique peuvent dénouer le lien à l’intérieur d’une famille. Souvent ce que l’on découvre, c’est un grand silence qui s’installe entre les membres d’une famille. Or, ces liens sont au fondement de notre capacité à vivre ensemble, que ce soit au sein d’une société ou d’un groupe. Face à cette destruction, la seule manière pour une famille de pouvoir être ensemble, c’est de rester collés les uns avec les autres. Le temps de parvenir à restaurer un lien symbolique, un lien de parole ; la seule façon de pouvoir se repérer, c’est que la personne soit physiquement à côté.
Ce que l’on appelle « l’effet grappe », c’est un effet de pétrification de la parole produit par la honte, l’effroi et l’interdit. La famille habite ensemble, dort ensemble, mange ensemble, se déplace ensemble, sans qu’aucune parole « pleine » ne circule. « Pleine » en opposition à ce que Lacan appelle la parole « vide », c’est-à-dire la parole du diktat. Il peut arriver, lorsque nous proposons une consultation à une personne de la famille, qu’ils arrivent tous en même temps. C’est cliniquement important de prendre en compte cette impossibilité réelle de séparation, tout comme il n’est pas possible de penser de façon séparée.
Le but de nos interventions au Centre Primo Levi, c’est de tenter de renouer un lien qui commence dès l’accueil au centre de soins. Mes collègues connaissent tous les prénoms et noms de l’ensemble des patients, adultes et enfants. Cette reconnaissance dès l’entrée de l’institution produit un effet de séparation, dans un contexte sociétal où la tendance est de rassembler et non de différencier les places et les fonctions de chacun. Le fait qu’un patient, enfant ou adulte, soit reçu seul en séance avec un interprète si nécessaire, c’est lui donner une place et une importance essentielles dans sa vie. C’est un acte politique : la restitution d’une parole qui était perdue.
En parallèle, nous constatons que le sujet peut s’autoriser à penser à une autre vie lorsque la famille commence à s’organiser socialement. Pour les enfants, c’est lorsqu’une inscription scolaire se met en place que l’on se rend compte que la séparation est possible. Pour cela, il faut que le symbolique redonne du lien, ce qui ne peut se faire qu’avec un accompagnement social et juridique qui vient inscrire socialement les familles (trouver des activités, obtenir un statut, un logement, etc.).
Dans le cas de cet effet grappe, vaut-il mieux recevoir les membres d’une famille ensemble ou au contraire, séparer et créer du lien via les membres d’une équipe ?
Au Centre Primo Levi, nous avons pratiqué les deux. Parfois, il faut garder la famille en « grappe », ensemble, notamment lorsqu’un ou plusieurs membres sont sur un versant psychotique. Le but n’est pas non plus que chaque membre devienne indépendant coûte que coûte. C’est une illusion.
D’autres familles ne peuvent pas être séparées tout de suite. Souvent, nous recevons tous les membres au premier rendez-vous, car il arrive que la demande soit faite pour une personne et qu’en réalité, elle aille plutôt bien. Un temps, nous réalisions des rendez-vous à deux, ce qui permettait d’observer la famille pour savoir qui avait vraiment besoin d’une orientation. À partir de là, une restitution était faite à la famille afin de préciser pourquoi nous avions décidé de suivre telle personne et pas une autre. Ce qui produit déjà un effet à l’intérieur de la famille – le choix fait interprétation : « Pourquoi pas moi ? Pourquoi l’autre ? » – et peut bénéficier de manière indirecte à l’ensemble de la famille.
Souvent, l’effet grappe fait que l’on doit suivre également les parents, mais de façon individuelle. L’avantage du Centre Primo Levi, c’est que chacun a son espace. Nous pouvons constater les bénéfices de cette prise en charge parce que chacun des suivis peut s’arrêter sans que cela ait un impact sur les autres.
Enfin, il arrive que les enfants grandissent sans pouvoir se défaire de l’effet grappe, souvent dans des familles qui ont assisté à des choses innommables et dans lesquelles la question d’un deuil impossible reste en suspens. Dans ce cas, il existe un attachement pathologique entre les membres de la famille. À l’adolescence, lorsque l’enfant veut se séparer, cet attachement est remis en question et c’est vécu comme une trahison par les parents, plongeant alors l’enfant dans une dimension de culpabilité. C’est dans ces moments qu’il est possible de remarquer la place que l’enfant occupait et la défaillance des parents. La stabilité était apparente. Maintenir la dépendance des enfants vis-à-vis des parents est un des effets du traumatisme. Les parents sont dans l’incapacité de voir grandir leurs enfants et de les voir partir ; une absence de futur les écrase. Ces familles grappe vivent dans un monde hors du temps.
Est-ce qu’il arrive que des familles suivies reviennent un peu plus tard, au moment de l’adolescence de celui qui faisait tenir la famille par exemple ?
Oui et, fort heureusement, tout n’est pas à reprendre, c’est-à-dire que nous pouvons nous appuyer sur les effets du premier travail. Des paroles, malgré tout, ont été dites, introduites par rapport à l’anticipation de la séparation. Dans cet accompagnement, il faut prendre en compte tout l’imaginaire avec lequel la famille est venue : pour que tel enfant fasse des études, pour que tel autre devienne médecin, avocat. C’est une question narcissique et qui leur permet de supporter l’exil. Souvent, il arrive que les parents se sentent la « génération sacrifiée ». En séance, nous travaillons beaucoup le statut qu’ils ont en France. Ils sont toujours des pères, des mères ce qui implique que les enfants vont partir à un moment donné : comment est-ce qu’ils vont se débrouiller ? Au moment de l’adolescence, la question de la perte et de la séparation se rejoue pour les parents. C’est frappant de remarquer comment ils font le parallèle avec leur propre histoire pour se repérer dans l’histoire de leur enfant. Durant ces séances groupales réunissant la famille, les enfants apprennent des choses que les parent n’avaient jamais dites et qui permettent de voir les parents dans un autre registre.
Aurais-tu un exemple où chacun reprend sa place ?
C’est l’histoire d’un couple. Les deux ont fait une grève de la faim afin de pouvoir sortir de prison. Séparés, ils se sont retrouvés en France. À un moment donné, ils ont un désir d’enfant alors qu’ils ne pouvaient plus en avoir, en tout cas, en apparence. Lorsque la femme est tombée enceinte, cela a été une surprise pour tout le monde. Quand l’enfant est né, cela a produit un effet de sidération dans ce couple. Ils changent de statut et deviennent ainsi père et mère. L’enfant commence à grandir tranquillement jusqu’à ce qu’un symptôme apparaisse… celui de refuser de manger. Ainsi, la grève de la faim revient sur le devant de la scène. Cet objet « grève de la faim » – qui a été décisif dans l’histoire des parents puisque cela leur a permis de sortir de prison – va être incarné par l’enfant sous la forme de « je ne veux pas manger ». Il faut savoir que le moment de donner à manger à l’enfant était un moment très angoissant. Les parents eux-mêmes ne mangeaient jamais ensemble. Mais c’est un moment qu’il fallait travailler pour qu’il puisse y avoir une séparation. L’effet grappe était produit par l’absence de circulation d’un signifiant essentiel dans cette famille, la nourriture. Ils ne parlaient jamais de nourriture à la maison, mais, avec la présence de l’enfant, ils n’avaient plus le choix. Il s’avère que le passage au biberon aura été très important. Il a pu instaurer un espace de séparation entre la mère et le bébé. Que l’enjeu de nourrir et de donner des forces à l’enfant ne soit plus uniquement porté par la mère, mais aussi par le père qui a pu, lui aussi, s’impliquer dans cet espace du repas. Cette angoisse autour de la nourriture était un travail intéressant parce qu’ils ont pu revenir sur leur propre rapport à la mort. En effet, un enfant qui ne mange pas, c’est inquiétant. Cela laisse imaginer une mort possible. Mort qu’ils ont eux-mêmes envisagée à travers leur propre grève de la faim. C’était donc le lien de chacun à la nourriture qu’il fallait travailler pour que chaque membre de la famille puisse retrouver sa place. Celle d’un parent, celle d’un enfant qui décide quand il veut manger et comment.
Quand les parents commencent à avoir un espace d’écoute pour eux, où ils peuvent dire quelque chose de leur souffrance, cela produit un effet de séparation. Le Symbolique peut alors prendre sa place par rapport au Réel. Dire, nommer, vient rompre un silence, permettant alors à la famille de se réorganiser et de nouer ce qui a été dénoué par le discours et les actes politiques.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef