Il est 22h, je quitte avec mon père la maison pour rejoindre la lisière de la forêt où nous attendent deux voitures. Mon père donne une enveloppe au chauffeur de la première pendant que je monte à l’arrière de l’autre, un pickup, où s’entassent quelques hommes au regard hagard. Le chauffeur m’apprendra plus tard que cette enveloppe contenait 3500 euros, le prix pour rejoindre les confins de la Turquie, au bord de l’Europe. Pour mon père, plusieurs années de travail, pour ma famille autant de restrictions à venir ; pour moi un sésame pour une vie meilleure. On ne peut faire plus grande distance. Mon père me serre mais ne m’en dira rien ; je sentirai ses bras comme des chaînes en pensant à mes jeunes frères, ses autres fils, aux espoirs non-dits qu’ils fondent. Assis, recroquevillé à l’arrière du pick-up, je rencontre Hakim. C’est le prénom qu’il me donne en guise d’identité. Cet homme, grand comme un échassier au corps malingre, décide de me prendre sous son aile face à mon jeune âge, je n’ai alors que 15 ans. Peut-être a-t-il lui aussi un frère dont il aurait dû s’occuper. Kaboul, Lahore, Karachi, puis, après un mois et demi la Turquie, Van, dans l’Est. Avec Hakim, nous partageons tout, nourriture, couverture, peine, détresse et peur. Mais aussi les coups… et les regrets. En voulant me protéger lors d’un tabassage en règle, Hakim perdra l’usage de sa main gauche. Je la regarderai longuement, ramassée sur elle-même, en sachant qu’il m’est impossible de lui donner la mienne.
De la Sublime Porte (nom français de la porte d’honneur monumentale du Grand Vizir à Constantinople, désormais attribué à la préfecture d’Istanbul) aux Iles grecques, il y a 1900 km. La Grèce a déployé au Nord aujourd’hui un tel arsenal ultra-technologique, fait de drones, de caméras, de capteurs thermiques et de canons sonores autour d’un mur de plus de 5 m, que la route des îles apparaît encore paradisiaque. Mais ces 50 à 100 km en mer Egée, on pourrait tout autant les appeler « les douves » de la forteresse Europe, tant l’horreur aussi de ce qui s’y passe me paraît aujourd’hui moyenâgeuse. Une des étymologies du nom mer « Egée » serait liée au roi Egée qui, dans la mythologie grecque, se serait suicidé en se jetant à la mer, pensant son fils Thésée tué par le Minotaure… Après deux semaines en centre de rétention, nous réussissons à partir vers le littoral. Face à la mer, malgré la tempête et deux sorties infructueuses, le passeur, impatiemment, refait ses comptes, et le départ est précipité. Nous n’avons qu’un canot pneumatique, un de ces petits canots avec des dessins d’enfants dessus. 9 personnes s’y tiennent avec deux rames, on ne sait comment. Un passeur nous pousse avec son bateau à moteur sur des kilomètres, puis s’éloigne. C’est le noir le plus sombre qui soit. Houle, mer démontée, folie. Nous chavirons ; les gardes côtes ne sont jamais là quand on a besoin d’eux. Accroché à mon gilet de sauvetage, mes yeux ne peuvent quitter, à côté de ceux habillés de rouge comme moi, ceux qui au contraire, faute de gilet et d’argent pour s’en offrir, se fondent dans un noir carbone, celui qui ne reflète plus aucune lumière, avant d’être avalés corps et âmes dans ces eaux grecques, si claires et accueillantes en d’autres temps… Cela sans un bruit, sinon celui de nos gilets rouges qui montent et qui descendent dans un léger clapotis, comme des bouchons de canne à pêche… Rouge, rouge de la honte, d’avoir regardé la mort en face sans ciller… Mater… « Témoin » vient de « matis » en grec et signifie aussi « se rappeler ». Le témoin, celui qui ne pourra oublier, celui lesté à jamais, sans gilet de sauvetage cette fois, des disparus, nouveaux compagnons de route insistants à l’heure où devrait venir le sommeil…
La Grèce, Thessalonique, presque 4 mois déjà, plus que 2500 cents kilomètres jusqu’à Paris. Je saute du train avant la frontière de la Macédoine et me déchire le mollet sur les graviers. Frontière de l’Europe avant la route des Balkans, le camp d’Idomeni a quasi disparu, friche aujourd’hui qui abritait il y a encore quelque temps, plus de 10 000 réfugiés. J’erre dans un village retourné à ses pulsations immémoriales. Je m’introduis dans une ferme ; pas loin d’une ruche, un poulailler. Une vieille femme, bâton à la main, me surprend. A la vue de mes blessures, son regard détrempé se fait désabusé. Elle me soigne, noue un linge autour de ma jambe, me donne un sac de pain, des œufs cuits, des bouteilles d’eau. Malgré mes 800 derniers euros collés sur mon pubis, je ne lui donne rien. Elle m’enjoint de partir sans dire un mot, sans que je sache d’elle non plus, son nom… Tous ces inconnus qui me sont désormais si proches, tantôt ombres menaçantes, tantôt figures apaisantes…
Après des passages infructueux, les rencontres malencontreuses avec la police, les trafiquants d’êtres humains qui essaiment dans la région et la violence qui en découle, je trouve un passeur pour m’amener jusqu’en Allemagne. Il me prévient, c’est 800 euros, mais ce n’est pas gratuit non plus physiquement, c’est l’Odyssée d’Ulysse.
Après plus de 6 mois, près de 200 jours après avoir quitté mon père, sans nouvelles, j’arrive à Paris. Dans les camps, des bénévoles s’affairent. Nadine, une quarantenaire apparemment affectée par mon état, très émacié et amaigri pour mon âge, me propose une chambre chez elle, son fils étant parti faire ses études à l’étranger, à son grand désarroi, semble-t-il. Elle me prend elle aussi sous son aile, fait des démarches pour moi, m’inscrit à l’école, m’offre un portable avec 6 mois d’abonnement et connexion internet. Elle ne manque pas d’énergie et se montre souvent un substitut maternel efficace. Mais après trois mois, mon cœur n’est pas encore dégelé. Je passe parfois du temps sur Facebook, espérant pouvoir donner ou recueillir des informations sur ma famille, peut-être mes frères. Même si le cœur n’y est pas, j’envoie des photos de mes appartements à d’autres jeunes restés à Kaboul. Il ne faut pas trahir les espoirs, même les siens, et les routes de l’exil, elles, ne font pas de cadeaux aux indécis et aux accommodants, elles sont tout aussi éprouvantes que les raisons qui nous les ont fait prendre.
On me dit souvent que j’ai la tête dans les épaules. J’ai l’impression parfois d’avoir 100 ans et l’agitation dans le monde de Nadine ne m’allège pas. Son ex-mari s’est également épris de cette situation et de l’engouement citoyen de son ex-compagne. Il veut nous emmener en vacances dans sa maison de campagne. Je ne sais parfois plus, qui d’eux ou de mes parents, ne fait pas le poids face à l’autre. Pas la force de dire non, dire que ce n’est pas ça… pas le goût de dire non, arrêter de faire souffrir…
Un après-midi d’été, allongé dans l’herbe accueillante d’un grand parc parisien, Ibrahim, jeune Guinéen de mon école et orphelin me demandera avec un étonnement rieur comment après tout ce que l’on a vécu il est encore possible de refuser l’amour ! Voire de redevenir des enfants, ce que l’on n’aurait jamais dû cesser d’être, du moins jusqu’à un certain âge avancé. A ce moment, les yeux dans le vague, je l’envie d’avoir si aisément endossé les habits de l’ado européen, comme délesté des charges qui pèsent contre lui ou sur lui. Mais cette image s’estompe rapidement quand je croise ses yeux cernés et gonflés, que je lis dans sa lippe tombante que, peut-être, lui non plus n’y croit plus vraiment à ce rêve d’enfant. Je le sais aussi seul que je le suis en ce moment, sans adresse, sans personne vers qui répondre de tout cela. Lui aussi a des parents, ils sont morts, mais il a des parents. Lui aussi a ses ombres errantes qui l’attendent…
Jacky Roptin, psychologue clinicien au Centre Primo Levi