Pour Eric Delemar, Défenseur des enfants depuis novembre 2020 auprès de la Défenseure des droits, l’accueil des mineurs non accompagnés (MNA) se fait au détriment du droit.
Quelles sont les mesures juridiques qui protègent de manière générale les mineurs en France, et pourquoi les MNA n’en bénéficient–ils pas suffisamment ?
Éric Delemar : En matière de protection de l’enfance, il existe les mesures décidées par le magistrat, à savoir l’assistance éducative, en urgence ou pas, et la protection administrative, notamment l’accueil provisoire. En matière de protection, les MNA doivent bénéficier du recueil d’urgence au titre de l’article L 223.2 du Code de l’action sociale et des familles. Une fois reconnu mineur, le jeune MNA est confié à l’Aide sociale à l’enfance au titre de l’assistance éducative jusqu’à ce que le juge des tutelles soit saisi au titre de la vacance d’autorité parentale.
Nous recevons à peu près 3 000 saisines par an, suite à des atteintes aux droits des enfants. Lepremier motif concerne la protection de l’enfance et l’aide sociale à l’enfance, qui représentent 40 % des saisines. 12 % d’entre elles concernent des atteintes aux droits des mineurs non accompagnés, soit près de 360 cas. De fait, nous voyons essentiellement chez le Défenseur des droits ce qui dysfonctionne et constatons des différences territoriales dans la prise en charge des MNA. Sur les trois dernières années, nous avons été saisis dans plus de 60 départements. Certains conseils départementaux considèrent que ces mineurs sont d’abord des étrangers et devraient à ce titre relever de la compétence de l’État. Ceux-ci insistent sur le coût élevé de leur prise en charge. Bien sûr que l’État doit davantage soutenir les départements, mais dans quel autre domaine d’intervention est d’abord avancé le coût d’un suivi ? La santé ? L’éducation ? Le handicap ? Ces atteintes aux droits révèlent un manque de considération de ces jeunes en tant qu’enfants, en dépit du droit et de la Convention internationale des droits de l’enfant, selon laquelle les MNA doivent être protégés comme tout autre mineur. Le parcours du combattant de ces jeunes ne s’arrête jamais. Ils sont trop peu accompagnés au moment de leur arrivée sur le territoire français et ils restent bien trop souvent « non accompagnés » même une fois confiés à l’ASE, quand ils sont par exemple hébergés à l’hôtel.
Comment en est-on arrivé à cette déconsidération ?
ED : Avant d’être nommé Défenseur des enfants, j’ai travaillé durant 25 ans en Protection de l’enfance. L’établissement où j’exerçais accueillait jusqu’à 300 MNA, dont la très grande majorité au titre de la mise à l’abri d’urgence, la nuit et les week-ends. Depuis les années 2010, le discours ambiant fait état d’un « afflux » de MNA, avec des années où les entrées en France s’élèveraient entre 20 et 40 000. Cependant, ce discours était déjà présent au niveau local à la fin des années 1990. À l’époque, il s’agissait principalement de jeunes en provenance de Roumanie qui – bien que peu nombreux – étaient stigmatisés en tant qu’étrangers et considérés comme délinquants. Depuis, beaucoup de conseils départementaux ont formé leurs professionnels pour tenter de mieux accueillir ces jeunes. Toutefois, l’État devrait les soutenir davantage. Le fait que les départements décident à la fois du statut de minorité et du nombre de places disponibles tant en matière d’accueil que d’accompagnement conduit inexorablement à corréler ce statut avec le nombre de places existantes, et ce malgré la répartition nationale. Nous constatons trop souvent que le jeune déclaré majeur n’est pas renseigné sur des voies de recours possible face à un refus de prise en charge. Ce qui reste pourtant une règle en droit.
Quelle est la manière de penser des institutions françaises ?
ED: Elles considèrent que trop accueillir les mineurs non accompagnés conduirait à créer un “appel d’air”. Comme si la France pouvait maîtriser les flux migratoires ! Il ne m’appartient pas de juger les motifs internationaux de ces migrations. Cependant, il serait intéressant aussi de considérer la venue des MNA en France pour des raisons climatiques. Selon le GIEC [1], ces migrations représentent 30 millions de personnes, soit 3 fois plus que les déplacements dus aux guerres. Or, 4/5e des personnes concernées se déplacent dans leur propre pays en quittant les côtes. Des familles ne pouvant plus se nourrir demandent à leurs enfants d’aller travailler à la ville. Victimes de passeurs, ils arrivent en Europe et sont considérés uniquement comme des migrants économiques. Les MNA sont des jeunes à protéger en vertu de la Convention internationale des droits de l’enfant et du droit français, dans le respect de ce que rappelle le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies sur l’accès à la protection, l’éducation, la santé. La problématique principale est la remise en cause de l’identité de ces jeunes, de leur minorité, car c’est du droit à l’identité que découlent tous les autres droits : protection, prise en charge éducative, hébergement, etc.
[1] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
Vous parlez, dans votre rapport[2], de défaillance dans la prise en charge éducative et médicale des MNA. Avez- vous des cas concrets à nous donner ?
ED : Lors des instructions, nous constatons, par exemple, que certains jeunes, confiés à l’ASE travaillent et n’ont pourtant pas de compte bancaire. Ils ne peuvent donc pas récupérer le fruit de leur travail. Cela crée aussi des problèmes pour l’employeur qui a besoin que son salaire soit comptabilisé. C’est une aberration sur le plan économique, car ce sont des jeunes hyper investis avec une très forte demande d’intégration. Ils pourraient aussi faire des études longues, mais il n’en est pas question pour eux, comme pour tous les jeunes de l’ASE approchant les 18 ans. Ces jeunes font énormément de déplacements en transport en commun et sont soumis à des contrôles d’identité beaucoup plus souvent que d’autres. Ils doivent prouver leur situation administrative en permanence. C’est un parcours du combattant à tous les instants, dans tous les endroits.
Cette défaillance dans la prise en charge vient donc de cette logique du chiffre ?
ED : C’est une question financière et politique avant tout. Il faut des moyens pour mettre en œuvre une politique mais il faut aussi une politique des moyens, et la question que se pose le département est : « Quelle politique je choisis avec les moyens alloués ? ». À travers les saisines que nous recevons, nous constatons une déshumanisation du service public et de la politique d’accueil des exilés. Le coût financier de la prise en charge de ces jeunes semble compter davantage que de savoir s’ils sont en danger ou d’évaluer leur situation ! Ces jeunes font des efforts pour s’intégrer et ils sont sans cesse entravés dans leurs démarches. Ce qui n’est pas sans effet sur leur mental, créant de forts ressentiments. Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU rappelle régulièrement à la France qu’elle ne respecte pas ses engagements. Avec mes collègues européens, nous avons alerté sur la disparition tragique de 27 personnes dans la Manche fin novembre. La France, le Royaume-Uni et l’Union européenne ne peuvent pas tout le temps se rejeter les responsabilités. Le refoulement conduit à mettre d’autant plus en danger ces mineurs, en détruisant leur toile de tente, en les faisant changer de lieu en permanence, dans le déni total de leurs droits fondamentaux.
Vous déplorez, dans votre rapport, l’absence de formation des professionnels. Que recommandez-vous ?
ED : C’est une question que nous abordons de manière régulière. Dans le contexte de crise sanitaire, les travailleurs sociaux ont pu retrouver du pouvoir d’agir, de l’action éducative au quotidien, car ils ont été moins sollicités par l’administratif et la technostructure… Il est indispensable de permettre aux travailleurs sociaux de mieux se former sur les droits de l’enfant, en droit des étrangers, dans le champ du psycho-trauma et bien d’autres domaines encore, et de ne pas les envahir avec de plus en plus de tâches administratives. Pour les éducateurs, nous assistons, au nom d’une normalisation européenne, à une formation de plus en plus basée sur la technique de projet, sur des protocoles, sur des référentiels, mais pas sur le droit. Les sciences humaines ou l’aide sociale à l’enfance ne sont pas suffisamment abordées. Il existe aussi un enjeu concernant le personnel encadrant car l’action sociale est de plus en plus technocratisée.
De plus, il faudrait davantage écouter les enfants, en finir avec les violences éducatives ordinaires qui prennent racine dans l’absence d’écoute. Pour ma part, je distinguerais accueil et recueil de la parole. L’accueil représente les conditions d’accueil que tout adulte devrait pouvoir donner à un enfant : accueil de la parole, non jugement, temps disponible. Le recueil est, quant à lui, l’affaire de professionnels formés, spécialistes de l’enfance, car il est complexe de recueillir la parole d’enfants traumatisés, victimes d’abus.
Comment expliquez-vous les grandes disparités sur le territoire dans l’accueil des MNA ?
ED : Certains départements comptent 300 000 habitants, d’autres ont une population d’un million. La question des ressources financières n’est donc forcément pas la même. La majorité des conseils départementaux a conscience du fait que les MNA relèvent de leur champ de compétence en matière de protection de l’enfance, avec le soutien de l’État, mais certains ne le font pas ou ne souhaitent pas le faire. La décentralisation n’aurait pas dû conduire à moins de déconcentration des services de l’État. À mon sens, il faut redonner à chacun les moyens d’agir et parvenir à ce que les institutions travaillent ensemble.
Propos recueillis par Maxime Guimberteau, responsable plaidoyer et communication.
[1] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
[2] Santé mentale des enfants : le droit au bien-être, novembre 2021.