Dans son livre la Mort dans les yeux, Jean-Pierre Vernant, grand spécialiste de l’Antiquité, décrit trois divinités, chacune incarnant une figure de l’altérité dans la Grèce ancienne, une façon de représenter la rencontre de l’homme avec ce qui lui est étranger.
Il y a Gorgô, la femme méduse aux cheveux de serpent, métaphore de l’horreur terrifiante et indicible, de l’affrontement sidérant avec la mort. Puis Dionysos, le dieu de la musique et de l’ivresse, c’est-à-dire de la jouissance extatique qui surgit pour troubler le cours de la vie ordinaire. Et enfin Artémis, déesse du monde sauvage, de l’animalité.
Quelles représentations de l’altérité produit-on aujourd’hui ? Chaque époque accouche de sa vision de l’étranger, venant décrire notre ennemi intime. À l’époque coloniale, l’homme blanc, « civilisé », a construit le personnage de l’homme noir, animalisé, infantile, à la sexualité débridée, c’est-à-dire tout ce à quoi il était censé avoir renoncé… Plus tard la figure du juif est venue nommer l’ennemi intérieur, le trait d’impureté, de dégénérescence, dont il fallait s’amputer pour sauvegarder sa pureté et celle de la race.…
En 1972, le psychanalyste Jacques Lacan prophétisait un grand avenir au racisme. Dans une ère mondialisée voyant les corps et les langues se confondre, et faute de pouvoir maintenir hermétiques les frontières entre les nations, une façon pour le sujet de s’assurer de son monde est de s’appuyer sur le racisme comme frontière entre soi et cet Autre qu’il faut écarter, soumettre, pour qu’il ne m’impose ni sa culture ni ses modes d’être.
Les discours en vigueur actuellement surfent sur ce fantasme de dangerosité et de rivalité imaginaires. Mais si nos sociétés génèrent encore et toujours cette représentation de l’étranger-délinquant-profiteur à exclure, elles diffusent aussi cette figure de l’être de frontière, de l’être humain perdu dans des masses d’hommes maintenus hors-lieux, dans les camps, sur la mer, dans le désert…
Je retiens une image qui hante nos médias : celle d’hommes noirs dans la nuit noire, sur une mer noire et mouvante. L’obscénité de cette image, c’est le degré de floutage, d’indistinction de cette nouvelle figure de l’étranger. À une nuance près, on ne distinguerait presque rien ni personne dans les halos des torches braquées : quelques reflets dans les regards traqués et dans les bandes réfléchissantes de gilets de sauvetage. Sur la photo, pas de nom, à peine distinguerait-on le ciel de la terre. L’orange vif contraste sur du noir infini.
Ces nouvelles images construisent l’étranger d’aujourd’hui comme cet être de frontière, étranger de venir de nulle part, dont les contours du corps se distinguent à peine de la masse, à peine de l’arrière-fond, et dont on n’interroge aucune coordonnée, comme si son existence se résumait aux tranches de vies passées en transit. Jacques Derrida a nommé anarchive cette force de destruction qui ne laisse derrière elle ni reste, ni document, ni monument – ni archive donc, de ces hommes qui coulent et de nos images d’eux – qui ne font trace que d’une absence.
Une patiente, réfugiée politique en France depuis plusieurs années dans des conditions que d’autres trouveraient certainement « dignes », et à qui je demandais où elle allait quand elle sortait de chez elle, me répond : « Nous on marche, on ne va nulle part. »
Pourquoi maintenir indéfiniment des êtres aux frontières ? Et pourquoi montrer sans cesse ces sujets perdus dans cet en-deçà du monde, sans passage possible ?
Est-ce la face obscure de notre rêve d’être affranchis de tout, sans filiation, sans histoire, sans coordonnées fixes ? Est-ce une tentative pour figurer la douleur d’exister dans le monde inhabitable, apocalyptique, que nous redoutons, nous qui ne cessons d’attenter aux lois civilisatrices et aux limites de la terre qui nous accueille ?
La déesse Artémis, l’étrangère, habite dans les confins, dans les zones limitrophes et indécises : lagunes, marais, terres non cultivables. Elle est invoquée dans les moments de passage et en organise les rites. Elle pousse les adolescents à la quitter et à entrer dans l’espace civique. Elle aide les femmes à accoucher. Elle fixe aussi des règles et des limites à la guerre, pour éviter un débordement belliqueux entraînant une régression vers un état antérieur à la civilisation.
Elle permet qu’un franchissement soit possible, elle accompagne sur la rive.
Quelles nouvelles figures, sacrées ou profanes, invoquer aujourd’hui pour redonner un visage à l’étranger, que pour lui les mers et les montagnes redeviennent des passages ?
Émilie Abed, psychologue clinicienne et psychanalyste