L’identité sexuelle n’est pas une marque indélébile sur le corps

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« Puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a[1] » Jacques Lacan

Naître avec un corps n’assigne pas à une identité sexuelle mais soulève des questionnements sur le sens de son existence. Devenir, dans le sens « être », contraint la personne à un positionnement subjectif face à ce qui lui a été transmis.

Avant le XVIIIe siècle, les catégories sociologiques « homme » et « femme » ordonnaient le monde ; la croyance d’une certaine harmonie naturelle était acceptée. L’arrivée de Freud et de ses écrits sur la sexualité de l’enfant et sur la féminité feront scandale car l’inconscient amène un nouveau rapport du sujet à ce qu’il dit, à partir de ce qu’il ne sait pas sur lui-même. La psychanalyse fait du sexe et du genre une énigme pour le sujet.

Car l’identité sexuelle n’est pas une marque indélébile sur le corps, quel que soit le corps que l’on a. On se sent homme ou femme selon les moments de l’existence, selon les rencontres, selon les passions. Mais l’identité sexuelle n’échappe pas à la question que chaque sujet se pose sur le sens de son l’existence. Freud s’arrête face à sa tentative de définir la féminité à partir de l’anatomie et de la physiologie. Lacan, en suivant Freud, va conclure que la même impossibilité existe dans la définition de l’homme. La psychanalyse, à partir de ses découvertes cliniques, ne suit aucune norme sur les genres ; au contraire, elle met au centre l’impossible rencontre, le non-rapport entre les sexes. Cette impossibilité de faire « Un » dans la vie sexuelle et dans l’amour peut se manifester à travers une inhibition, un symptôme ou simplement l’angoisse, venant par ailleurs entraver toute tentative de normalisation et de contrôle de la part de la société. Ce désir de faire « Un », nous pouvons le retrouver aussi dans le lien mère-enfant.

Avant que la différence de sexes devienne une question pour le sujet, l’enfant est confronté au désir de la mère. Le désir de la mère n’a pas de bord, n’a pas de limites ; c’est la différence entre les animaux et l’espèce humaine. Les animaux sont programmés pour protéger leurs petits de dangers extérieurs ; chez l’espèce humaine, non. Pour Lacan, une mère seule devant son enfant, sans aucune médiation est comme « un grand crocodile dans la bouche duquel l’enfant attend son heure[2] ». En effet, tout d’un coup comme ça, elle peut refermer son clapet. C’est ce que l’on appelle le désir de la mère. Et ce désir peut être un désir de mort, de sacrifice, de destruction et produire ainsi des dégâts. C’est le cas avec l’excision.

Souvent, cette pratique est justifiée et réalisée par des mères pour le bien de leur progéniture, pour les sauver d’un destin funeste. En faisant le geste de l’excision, elles pensent obéir à un commandement divin. La difficulté à éradiquer cette pratique concerne ce point : il existe un mélange entre la loi divine et la loi de la cité. Les mères pensent qu’elles ont tout droit sur l’enfant et que seul leur désir compte parce qu’il est bon. Elles vont contre la loi de la cité qui l’interdit. Les hommes et les pères sont très souvent exclus de ces pratiques.

C’est sur ce point que la psychanalyse nous éclaire, non seulement sur la pratique de l’excision, mais aussi sur d’autres pratiques, comme la circoncision chez le garçon. En effet, produire une marque sur le corps pour appartenir à un groupe (religieux ou sexuel par exemple) n’est pas une garantie d’intégration. La question temporelle et subjective est à prendre en compte. La fille excisée ou le garçon circoncis devront faire un travail de transmission et d’élaboration sur cette mutilation corporelle afin de décider ou non de s’affilier à un groupe religieux ou sexuel.

La psychanalyse face à la question de l’excision

Un grand nombre des femmes qui fréquentent le Centre Primo Levi ont été excisées ou y ont échappé. Il est important de souligner que malgré l’intrusion sur le corps de la femme, les effets de cette pratique sont différents pour chacune. Ceci montre que le contrôle et la régulation des formes de jouir d’un corps sont indomptables. C’est une des fonctions de la psychanalyse : donner une place au sujet, différente de celle d’être mère, lorsque la question « qu’est-ce qu’une femme ? » se pose.

Selon cette orientation, il n’existe pas de chronologie psychique qui détermine une ligne de conduite du passage de la fille à la femme, puis à la mère. Non, plusieurs cas de figure peuvent se présenter. La femme peut « être » sans sa mère ou au-delà de sa mère, ce qui nous permet de travailler cliniquement avec ces femmes qui ont été excisées. Car malgré cette mutilation sur leur corps, la question de leur être sexué, être une femme ou pas, reste intacte. Parce qu’il « n’y a du dit que de l’être[3] », ce qui veut dire qu’au-delà des mutilations, des marques sur le corps qui resteront à vie et qui sont irréparables, il reste la possibilité d’un dire, face à la mauvaise réputation des femmes non-excisées (on la dit-femme / on la diffame[4]). Un des enjeux de notre clinique est de suspendre tout jugement social sur le fait d’être une femme ou être une mère, en laissant place au désir individuel.

C’est le cas de cette femme que nous appellerons Amélia, excisée de manière brutale et violente par sa propre mère qui, au village, avait cette fonction. Suite à un mariage forcé, elle devient mère très jeune et comme le veut la coutume, c’est au tour de sa fille d’être excisée. Durant son enfance, Amélia avait vu mourir de nombreuses petites filles à cause de cette mutilation. Elle avait aussi entendu parler de sa tante qui avait refusé cette pratique. Un jour, elle se renseigne sur le lieu d’habitation de sa tante, sans que sa mère ne l’apprenne. La nuit qui précède l’excision, elle quitte son mari qui était d’accord avec la mutilation, et part avec sa fille pour ne plus y retourner.

Grâce au refus de la tante de se soumettre à cette pratique, Amélia a pu trouver la force de dire « non » à sa mère, à ce désir que toutes les filles soient excisées. Cet interdit que son propre père n’a pas pu soutenir, elle a dû l’arracher, l’imposer avec son départ du village. C’est le désir d’Amélia devenu femme, qui pour sa fille, s’oppose au désir de sa mère qui ne vise rien d’autre que l’appartenance à un groupe, effaçant tout autre destin possible pour le devenir femme de sa fille. « Être une femme » se mesure à sa distance subjective de la position maternelle.

D’après Amélia, la pratique de l’excision était consentie par les hommes de son village afin qu’en leur absence, leurs femmes ne deviennent pas des objets de tentation. Ce qui explique que ce que vise cette pratique est d’annuler toute source supposée de jouissance de la femme, pour qu’elle puisse n’être qu’une mère. La science et la religion réduisent ainsi le corps des femmes à la fonction de procréation. Nous retrouvons clairement – à travers cet usage – la description que Freud donne à la division fantasmatique entre la « maman et la putain », en somme.

Après ce refus de l’excision, Amélia a rejoint une association qui lutte contre cette pratique car elle considère que toute femme doit être libre de décider ce qu’elle veut faire de son corps. C’est une manière, pour Amélia, de réintroduire la dimension politique du nouage qui existe entre le discours et le corps de l’être parlant.

Armando Cote, psychologue clinicien


[1] Lacan, Jacques, « Joyce le symptôme », dans Autres Ecrits, Seuil, p. 568.

[2] Lacan, Jacques, Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, 1960-1970, Seuil, p. 129

[3] Lacan, Jacques, Séminaire XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1973, p.; 92.

[4] Ibid. p 92