Limbo : réparer les survivants

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Un jour de juin 2014, je suis sortie d’Égypte en emportant les derniers rushes du documentaire Voyage en barbarie[1]. Six ans plus tard, une partie de mon esprit n’en est toujours pas revenue. En Égypte, j’avais rencontré et filmé H*, survivant d’une longue détention dans le Sinaï. Son esprit était emmuré dans la douleur, comme il l’était, lui, au dernier étage de cette tour du Caire dont il osait à peine sortir. Le dernier jour de tournage, il nous avait dit : “vous êtes un mirage qui va s’évaporer, dans quelques minutes il ne restera rien de tout ça”. Je lui avais alors fait une promesse, dont je connaissais les dangers : celle de le sortir de là. Je suis entrée dans le Sinaï en tant que réalisatrice, j’en suis sortie habitée par un feu militant. Je suis allée parler aux officiers de l’OFPRA [2], du MAE [3], aux parlementaires de l’Assemblée nationale, du Sénat : je leur répétais que ce que j’avais vu n’était pas “juste” un trafic, mais un système concentrationnaire.

À l’automne 2015, quelque chose bouge enfin. Grâce à l’OFPRA, H* parvient à venir en France avec un visa pour l’asile. Il s’installe dans un CADA en Alsace, et je crois alors que le plus dur est derrière lui. Cinq mois plus tard, mon téléphone sonne : H* a été trouvé inanimé, sur le sol de son dortoir. Il n’a pas pris une corde, ne s’est pas ouvert les veines. Il s’est juste couché sur son lit et il est resté là, sans boire et sans manger. Jusqu’à tomber dans le coma. Il s’en est sorti de justesse. Dans les jours qui ont suivi, j’ai créé une association, Limbo [4]. Parce que survivre ne veut pas dire être capable de vivre. Parce que, lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, ceux qui ont survécu voient leurs pulsions de mort resurgir.

Une vingtaine de personnes font partie de Limbo. Ensemble, elles réfléchissent à comment accompagner les survivants, sous la supervision de Renée Fontenelle, psychologue. Depuis 2016, notre association organise des séjours à Conques. Cinq fois par an, ce village de l’Aveyron nous accueille, nous et une petite dizaine de jeunes ayant survécu aux camps de Libye, du Soudan et d’Égypte. Le temps d’une semaine, ils se posent, respirent, marchent et, chaque jour, suivent des séances d’art-thérapie ou de médiation artistique pour se reconstruire. « Tous les jeunes que nous suivons présentent un état de stress post-traumatique avéré », dit Renée Fontenelle, la psychologue référente de Limbo. Et il est certain qu’à observer leurs réactions dans cet environnement si apaisant, la nécessité de la réparation nous apparaît dans toute son urgence : certains restent dans le mutisme, corps recroquevillé, regard au sol, écouteurs vissés aux oreilles, d’autres déambulent la nuit, en proie à d’incessantes insomnies, d’autres encore « pinaillent » à table, mangeant du bout des lèvres…

Parfois cependant, les jeunes finissent par lâcher des mots, par bribes. Et l’indicible, cette expérience de la mort que tous ont traversé, remonte lentement à la surface. Depuis ces 4 années que Limbo accompagne des survivants, nous avons entendu quantité de récits. Tout semble plus facile, dans ce petit village où un cadre structurant est posé, où les portes des habitants sont grand ouvertes et où le temps coule doucement. Alors, après un long, très long temps de silence, certains peuvent se livrer, alors qu’on fume une cigarette, après un repas, une session d’art-thérapie. On parle de tout et de rien et d’un coup, “ça” sort comme un tsunami: une parole précise, tranchante, d’une incommensurable violence, et aucun détail n’est omis. La parole est comme expulsée du corps. Au bout de dix, vingt, quarante minutes, “ça” se referme. Et c’est fini. Parfois, à l’inverse, la parole ne s’interrompt plus. Les mots sortent et se répètent en boucle. Dans ces moments, il faut alors accompagner la parole – mais il faut, aussi, savoir refermer doucement les vannes. Les encadrants de Limbo ne sont pas thérapeutes, mais chacun a été formé par notre équipe de coordination et par Renée Fontenelle. Tous connaissent l’importance du cadre dans ces instants. L’importance de pouvoir dire “pause”, avec bienveillance, pour ne pas favoriser une dangereuse contemplation de la douleur.

Pour les autres enfin, ceux qui sont revenus muets, c’est le corps qui parle à leur place. L’un des jeunes suivi par Limbo, F*, présentait tous les symptômes : tremblements, sueurs froides, hallucinations, anorexie, vomissements, vertiges, prostration, cauchemars, insomnies. Il prétendait qu’il ne lui était quasiment “rien arrivé”. Culpabilité du survivant. Il n’arrivait pas à se lever parfois et en avait honte, parce qu’il avait un devoir de vivre pour sa famille, abandonnée à une mort certaine. Catalepsie mélancolique. Il disait aussi qu’un jour il lui faudrait rentrer, accepter de mourir. Psyché suspendue dans les limbes, ni vivante, ni morte. F* évoque pour nous une image forgée par Heidegger : celle de la clairière. F*, comme les autres, sont des revenants de la nuit, l’autre rive des morts. Ils sortent d’une forêt sombre, aperçoivent des feux, des maisons, des gens qui y vivent, se parlent et se comprennent. Mais eux, eux viennent d’un lieu où il n’y a plus de mots. Alors, pendant un temps, ils restent là, à la lisière de la clairière.

C’est pour cela qu’à Limbo, nous avons choisi de faire appel à un processus de création non verbal – à travers différents médiums, musique, théâtre, danse, arts plastiques. Nous n’obligeons jamais les jeunes survivants à parler. Mais tous savent qu’ils ont la possibilité de le faire. Ces ateliers sont là pour aider à renouer le lien entre un corps torturé et une psyché meurtrie. « Nous encourageons une reconstruction progressive du sujet dans sa dimension psycho-corporelle », souligne Renée Fontenelle. « Les processus de création permettent de relancer les élans vitaux très mis à mal, voire souvent bloqués par la sidération psychique due aux violences traumatiques ». Ce qui est essentiel dans les ateliers, c’est qu’à l’intérieur d’un cadre bienveillant puissent s’exprimer des affects dans tous les registres, plaisir, joie, mais aussi colère, tristesse… “Pour que la participation à l’atelier devienne un acte créateur, au sens vrai du mot, il faut qu’il soit l’expression de tous les mouvements de la vie psychique d’un survivant”, dit encore Renée. “Et nous nous efforçons de recréer la permanence dans la continuité de l’espace (puisque l’atelier se déroule dans le même lieu), du temps (car chacun est attendu et retrouvé à la même heure), du lien (les mêmes intervenants sont présents) ».

Au fil de la semaine passée à Conques, les jeunes retrouvent progressivement un rythme jour-nuit normal. Nous partageons avec eux des repas conviviaux, ils peuvent aussi nouer entre eux des liens d’amitié qui vont se prolonger par-delà le séjour, comme d’ailleurs avec les intervenant(e)s de Limbo ou certains habitants du village. Par ces échanges, ils retrouvent le désir d’entreprendre, une formation, des études… C’est ce qu’il s’est passé pour H*, qui s’était laissé mourir sur son lit : au bout de trois séjours, il a noué une amitié avec un randonneur, et a pu discuter à bâtons rompus de sa grande angoisse – quel travail ? Quel avenir ? H* a finalement choisi de s’orienter vers la chaudronnerie. En mars 2019, il est arrivé avec un tout petit sac à dos et … une immense pièce en métal, « un morceau d’avion », nous a-t-il annoncé, grand sourire aux lèvres.

Depuis 4 ans, les CADA [5]. avec lesquels nous collaborons nous font part, à chaque retour de Conques, de leur surprise, de leur plaisir aussi à constater les progrès réalisés par les jeunes que nous accompagnons. Ils reviennent – nous disent leurs assistants sociaux – « requinqués » : certains ont retrouvé le sommeil, d’autres commencent à vouloir s’exprimer, certains ont noué un lien nouveau avec la nourriture. Ils ont moins peur du monde qui les entoure. Alors Limbo a pris un nouvel engagement : depuis le début de l’année 2020, notre action a été renforcée par l’ouverture d’ateliers d’art-thérapie sur Paris une fois par semaine, Les Ateliers Limbo. Une façon d’établir une continuité dans notre action, et aussi un lieu qui a permis à ces jeunes survivants de se mêler à d’autres habitants de la capitale, dans leurs activités quotidiennes. A Paris, les progrès amorcés à Conques par les jeunes survivants peuvent enfin se poursuivre, grâce à ces points de repère hebdomadaires.

Évidemment, même ces progrès ne peuvent se vivre sans la douleur, même si elle est différente de celle des tortures. C’est la raison pour laquelle Renée Fontenelle dit souvent aux jeunes qu’elle voit s’ouvrir, écrire, sourire, se mettre à parler : « c’est en tant que vivant que vous avez traversé l’enfer, ou même la mort ». Un an et demi après son arrivée à Limbo, F* a réussi enfin, face à la CNDA, à tout dire : les coups, la torture, les viols. Ce n’était pas la même parole que celle qu’il avait pu livrer à son arrivée en France. C’est un autre chemin qu’il avait emprunté pour s’avancer vers la « clairière » des vivants – un chemin ponctué de moments de pause à Conques, un chemin traversé avec le soutien de l’équipe de Limbo. Un chemin plus lent, par moments drôle, agréable. Au fil du temps et des rencontres, il avait retrouvé le chemin de la vie.

Cécile Allegra avec Renée Fontenelle, Margaux Magnan, Mélanie Salvador, Francesca Masariè, Stéphanie Pillon, Olga Kravetz et toute l’équipe de LIMBO


[1]Documentaire réalisé par Cécile Allegra et Delphine Deloget.

[2]Office français de protection des réfugiés et apatrides.

[3]Ministère des affaires étrangères.

[4]“Limbes”, en italien.

[5]Centres d’accueil pour demandeurs d’asile.