Probablement l’usage maladroit de la métaphore offre-t-il une diversion excessive et stylistique pour ironiser, ne pas nommer ce qui devient, avec le temps, de plus en plus innommable.
Que faire de l’eau qui s’écoule jusqu’à nous ? On ne sait pas d’où elle vient, quelle est sa composition, si elle a un goût de terre ou de montagne, si elle est bourrée de nutriments ou pauvre en sel, si elle est plate ou pétillante, si elle est potable ou impropre, pure ou impure. A en croire le courant dominant, notre tentative d’écoper cette eau à la petite cuillère serait vaine et ne ferait qu’entraîner un débit plus fort. Mieux vaut l’ignorer alors, ou la recouvrir de terre pour qu’elle cesse de s’écouler, et préférons celle du robinet, filtrée, traitée, contrôlée. Préférons l’eau officielle et laissons cette source naturelle à l’origine inconnue aux soins des autres, avant qu’elle ne vienne sur nos terres. Laissons la source naturelle se tarir d’elle-même, en Libye, dans le désert ou en Méditerranée, laissons-la doucement s’assécher avec le temps car viendra le temps où sûrement, assurément, il n’y aura plus de raisons qu’elle s’écoule.
Il y a eu l’explosion au Proche-Orient, les routes européennes embouteillées, les belles épopées, les grands sentiments, l’été 2015 distillant le jamais vu de mémoire télévisuelle. Elle était presque rôdée, cette histoire, parfaitement scénarisée, nous tenant en haleine au même titre que la saga estivale de 1991. On accueille, on n’accueille pas, entre des barbelés percés ici et là en trous de souris et des banderoles « Welcome » improvisées. Il s’est passé quelque chose, un sursaut porté par l’émotion, mais aussi quelque chose du genre « il fallait y être » ou du moins, avoir un avis, une opinion, un regard. Le drame migratoire devenait un drame collectif et européen, initiant des vocations professionnelles et des initiatives citoyennes et individuelles se transformant peu à peu en associations, avec leur logique d’appels d’offres, de financements et de règles diverses.
En trois années, des rigoles ont été construites pour que la source naturelle puisse mieux s’écouler : elle peut être hébergée, faire du sport, se distraire, se former, être parrainée, faire des stages, avec même des applications pour smartphone. La source naturelle est à la pointe de l’épanouissement personnel et du 2.0, à condition qu’elle ait atteint la rigole sans sortir de son cours avant de se mêler, plus en aval, à l’eau du robinet.
Et la suite est venue d’elle-même, les rigoles sont devenues de plus en plus étroites, à force de barrages de plus en plus hauts. Elles ne sont plus dans la vallée, proches de nos portes. Elles sont maintenant tout près de l’origine de la source et le filet est devenu un goutte-à-goutte, sombrant ou errant au large des ports, au mépris des lois maritimes et humaines. Quand la goutte a passé le barrage méditerranéen, on l’ausculte attentivement, isolée dans un bocal, presque à la loupe, on s’assure de sa provenance pour juger de sa pureté et lui permettre de franchir le barrage suivant. Car le constat est clair, cynique. Il y aurait bien trop de gouttes non filtrées qui seraient sorties du cours, dévalant jusqu’au cœur de la vallée, emportant avec elles tout un tas d’impuretés, la rendant boueuse, impropre, trouble. Si trouble qu’elle ne saurait rejoindre l’eau du robinet et le dernier barrage devient alors infranchissable. Si trouble qu’on préfèrerait la rendre stagnante à nos portes. On va quand même de temps à autre faire un tour autour de cette mare un peu curieuse, noter quelques observations sur son évolution, tel un TP de SVT en 4ème, s’étonnant presque du cours naturel des cycles : qu’elle ait attiré de nouveaux êtres vivants non identifiés, la rendant jour après jour encore plus impropre et impure.
Finalement, mieux vaut ne pas filtrer l’eau de la mare mais plutôt rétrécir les rigoles et renforcer les barrages. Ensuite, assécher la source naturelle, même si elle est ancestrale. Même si, à terme, elle raréfie l’eau du robinet. On y réfléchira le temps venu…
Elise Plessis, assistance sociale au Centre Primo Levi