Retour sur un objet géographique paradoxal
Les frontières internationales présentent au premier regard un aspect évident. Il s’agit de lignes, aussi nettes que le contraste entre zones de couleur différente sur un planisphère. La dimension juridique et politique des frontières ressort implicitement : chaque État disposant de compétences sur le territoire relevant de sa juridiction, les frontières entre pays signifient les limites de souveraineté et donnent à voir des organisations territoriales différentes.
Nous sommes à cet égard dans un moment bien daté de l’histoire de l’humanité, qui a commencé à la fin de la guerre de Trente Ans avec la signature des Traités de Westphalie en 1648 – dans un processus favorisant la continuité des espaces territoriaux et l’émergence des États-nations. Dans ce cadre, les concepts de frontière, de territoire et de souveraineté sont liés de façon indissociable, autour du concept d’État. Mais, comme le souligne Anne-Laure Amilhat-Szary, derrière la simplicité de la définition qui en ressort – telle que la frontière délimite un territoire sur lequel un État exerce sa souveraineté –, cette terminologie est éminemment tautologique dans la mesure où chacun des quatre termes peut se définir par les trois autres, conduisant à une indétermination de fond. Dans la suite de l’article, plusieurs éléments seront apportés pour enrichir cette approche de la frontière, de manière à en souligner plusieurs paradoxes.
La frontière, une ligne ?
De manière générale, pour la plupart des pays du monde, la frontière nationale se manifeste toujours pour partie comme une ligne. De façon matérielle, des bornes servent à la délimitation, de même que les éléments de séparation et de protection ressortant de l’emmurement du monde (wallification en anglais). Ces murs doivent être compris dans la très grande variété de leurs formes matérielles : suivant leur hauteur, leur largeur, leur matière, l’ajout éventuel de routes adjacentes, de miradors, c’est tout un dispositif qui est mis en place. Ils doivent aussi être compris suivant le point de vue de l’État qui en opère l’édification : s’agit-il de clôturer ou de se protéger ? Toujours est-il que les scientifiques qui se sont attachés à les répertorier montrent une croissance de leur nombre depuis la fin du XXe siècle.
Cette linéarité ressort également en creux. Dans la mesure où chaque État est organisé suivant des lois et règles qui lui sont propres, suivant une histoire dont il est le fruit, et dans la mesure où, par leur action, les États recréent de l’homogénéité dans les territoires relevant de leur compétence, la frontière entre États signale une différence sur de nombreux plans, allant du champ politique au champ culturel, du champ économique au champ médiatique. L’organisation de la vie sera davantage similaire entre Metz et Clermont-Ferrand qu’entre Metz et Sarrebruck. À cet égard, il est intéressant de constater que les pratiques numériques demeurent en grande partie distinctes suivant les pays. Même dans ce domaine qui se voudrait sans frontière par excellence, l’intensité et le type d’usage des réseaux sociaux et des outils numériques ne sont pas les mêmes. Dans le même temps que certaines stars internationales compteront des followers provenant de différents pays du monde, le réseau social de la plupart des individus mesuré en followers sur Instagram, Snapchat ou Facebook restera cloisonné à un cercle de proches qui ne dépassera que rarement les frontières nationales.
La frontière, des points de passage ?
Si la frontière est une ligne au regard d’un certain nombre d’éléments tangibles, elle est aussi bien plus que cela. La question des flux transfrontaliers met en relief des effets d’entonnoirs autour de routes et de points de passage privilégiés. Les frontières terrestres sont avant tout constituées de points d’interaction, ce qui a des effets territoriaux manifestes avec le développement de bureaux de douane, de services d’affrètement, d’entreposage, d’agences en douane, voire d’entreprises de transport – avec également des restaurants, des hôtels, et des commerces spécialisés dans certains produits de consommation attractifs pour les consommateurs venant de l’autre côté de la frontière. Même dans les endroits du monde connaissant une intégration douanière comme l’Union européenne, il est intéressant de constater que de nombreux points de passage entre pays membres demeurent des lieux particuliers de vitalité commerciale.
Cette dimension ponctuelle de la frontière ressort nettement à une échelle élargie, celle des gares, ports et aéroports qui font frontière avec, potentiellement, le monde entier. C’est au niveau de ces points, pouvant être situés loin des frontières terrestres, que s’opère une part majeure des échanges internationaux de personnes. Tout un dispositif est mis en place pour que les personnes soient filtrées suivant les droits et interdictions liés à leur passeport, avec un ensemble d’espaces de contrôle, d’attente, de rétention au sein même des aéroports. Ce dispositif est souvent également extra-territorialisé, à l’image des contrôles douaniers pour l’entrée sur le territoire britannique qui ont lieu à la gare du Nord, à Paris, au départ des Eurostar ; ou, plus largement, à l’image des contrôles et filtrages exercés dans les pays du sud de la Méditerranée, pour prévenir les arrivées de migrants dans l’espace Schengen.
La frontière, une zone diffuse, entre droit et non-droit
Revenons aux frontières terrestres entre pays contigus. Un certain nombre de droits régissent les zones adjacentes à ces frontières. À titre d’exemple, la frontière franco-belge est régie par une convention fiscale encadrant le travail frontalier depuis 1964 ; elle concerne les travailleurs résidant à moins de 20 kilomètres de la frontière et travaillant dans une zone de même largeur dans le pays voisin, leur permettant, dans ce cas, de payer l’impôt sur le revenu dans le pays de résidence. À la frontière ne s’exprime pas que le droit national, mais aussi son adaptation à d’autres réalités.
Dans l’épaisseur de la frontière, au croisement entre droits nationaux différents, émergent également des zones d’exception. Daniel Meier nomme espaces interstitiels (in-between spaces) les espaces peu régulés, faiblement institutionnalisés, et de fait situés en dehors de la protection juridique étatique. C’est tout un ensemble de zones grises qui jalonnent la planète, entre les espaces de conflit gelé aux frontières de la Russie, la ligne verte qui traverse l’île de Chypre, le Kurdistan irakien, le Somaliland… ces espaces de non-droit sont mouvants, à l’image de l’instauration d’une zone interdite du côté polonais de la frontière biélorusse, en 2021. Les patrouilles de surveillance y pratiquaient un refoulement illégal, dénoncé dans le film Green Border d’Agneszka Holland en 2023.
Ubiquité de la frontière
Si la frontière est mouvante et mobile, pour reprendre le mot d’Anne-Laure Amilhat-Szary, elle tend aussi à l’ubiquité. Un des effets principaux de la constitution de l’espace Schengen depuis la fin des années 1990 n’a pas été uniquement le transfert des contrôles depuis les frontières intérieures de l‘espace Schengen vers les frontières extérieures ; c’est également la généralisation des contrôles partout sur le territoire. Dans le principe, les douaniers sont partis des frontières intérieures, pour exercer un contrôle diffus dans une zone frontalière maintenant sous surveillance. Les trains, camions et autres véhicules effectuant un cheminement international connaissent une probabilité accrue de connaître des contrôles policiers et douaniers, où qu’ils se trouvent dans l’ensemble des territoires nationaux. Dans le même temps, de nombreux pays de l’espace Schengen usent, voire abusent de la clause de sauvegarde du Traité de Schengen, qui les autorise à ponctuellement remettre en œuvre les contrôles aux frontières intérieures. Ce qui ne doit être effectué qu’à la marge, par exemple en cas d’événement sportif pour lequel les organisateurs redoutent l’arrivée de hooligans étrangers, a tendance à devenir régulier, notamment dans un contexte de péril terroriste.
Les progrès technologiques participent, enfin, à l’augmentation en précision et en généralisation des contrôles, concourant à cette ubiquité de la frontière. D’une part, la biométrie et la reconnaissance faciale rendent la surveillance incomparablement plus efficace, avec des nuances à apporter en fonction de l’encadrement de l’utilisation de ces technologies par les systèmes juridiques nationaux ; d’autre part, la massification des données sur les individus (données administratives, données liées à l’usage de smartphones, etc.) et le croisement potentiel de ces données rendent possible un contrôle permanent. Certains pays sont « en avance » du point de vue de l’expérimentation technologique, comme la Chine où la densité de caméras, l’autorisation de la reconnaissance faciale et la mise en place d’une surveillance via les smartphones concourent à un encadrement extrême de l’exercice de la liberté individuelle.
Mais, comme le disait le géographe Jean Gottmann, une frontière vaut avant tout par ce qu’en pensent les populations. Et suivant la façon dont elle est conçue, redoutée, espérée, c’est le rapport à l’autre qui est en jeu : comment définissons-nous notre identité, comment projeter les interactions avec les autres groupes ? La frontière est un horizon, ouvert, entr’ouvert et rarement complètement fermé, toujours porteur de sens, elle est révélatrice du projet politique qui anime une société.
Grégory Hamez, Professeur de géographie à l’Université de Lorraine et membre de l’Uni-GR Center for Border Studies
Bibliographie
Ababou, S., Vallet, E., « Les murs », in Amilhat-Szary, A.-L. et Hamez G., Frontières, Paris, Armand Colin, 2020, pp. 292-302.
Amilhat-Szary, A.-L., « La frontière au-delà des idées reçues », Revue internationale et stratégique, 102, 2016, pp.147-153 [en ligne].
Amilhat-Szary, A.-L., Géopolitique des frontières. Découper la terre, imposer une vision du monde, Paris, Le Cavalier bleu, 2020.
Bigo, D., « Frontières, territoire, sécurité, souveraineté », CERISCOPE Frontières [en ligne], 2011.
Gottmann, J., « Les frontières et les marches. Cloisonnement et dynamique du monde », in Kishimoto, H. (coord.), Geography and its frontiers: in Memory of Hans Boesch, Bern, Kummerly and Frei, 1980, pp. 53-58.
Meier, D., « No man’s land et zones grises », in Amilhat-Szary A.-L. et Hamez G., Frontières, Paris, Armand Colin, 2020, pp. 266-273.
Rosière, S., Frontières de fer. Le cloisonnement du monde, Paris, Syllepse, 2020.