Dans le n° 79 de Mémoires[1], nous nous référions à deux axes évoqués par Freud dans le travail institutionnel auprès des jeunes. Bien qu’énoncés il y a un siècle, ces deux rappels restent étonnamment d’actualité quand on s’attarde sur la question de l’accompagnement des mineurs non accompagnés (MNA). Freud rappelait que la fonction du lycée et, en somme, de toute institution est celle « d’éveiller l’envie de vivre et d’offrir le soutien et les points d’appui nécessaires aux élèves qui abordent une époque de leur vie où commence à se distendre leur relation à la maison parentale et à leur famille ». Il ajoutait que « les institutions ne doivent jamais oublier qu’elles ont à faire avec des individus auxquels ne peut être dénié le droit de s’attarder dans certains stades même fâcheux du développement ».
Il n’est pas illégitime de se demander si la logique administrative souvent à l’œuvre dans l’accompagnement des MNA permet pleinement d’appréhender ces dimensions rappelées par Freud concernant le travail institutionnel auprès des MNA. Il faut se garder de considérer l’administratif comme une simple logique technique, sans effets sur le travail d’accompagnement. Il n’est pas rare d’entendre chez de nombreux professionnels, éducateurs notamment, le sentiment parfois d’être subvertis dans leur fonction, celle pour laquelle ils se sont engagés dans ce travail : accompagner, éduquer et aider à grandir. Les questions autour de cette dimension administrative : la reconnaissance de la minorité, les rapports avec les préfectures, la collecte des documents personnels, les contrats jeune majeur[2], etc., ne peuvent être totalement éludées. Il est indéniable qu’elles surdéterminent le travail des professionnels et conditionnent parfois la rencontre et le lien avec les jeunes ; au point où il peut être difficile, pour ces professionnels, de se déplacer, certains disent de changer de logiciel, pour offrir une autre disponibilité, une autre écoute, qu’ils souhaitent pourtant et qu’attendent ces jeunes. Il se peut ainsi que la rencontre ne se fasse pas.
Cette logique est le produit d’une histoire politique et économique. Elle a trait à la charge, aux coûts qu’État et collectivités locales, en conflit sur ce sujet, ont toujours eu vœu à limiter ; mais pas seulement. Un des grands marqueurs de l’origine de la prise en charge des mineurs étrangers tient au fait qu’en 2000 le ministère de l’Intérieur a envisagé, face à l’arrivée nouvelle de ces jeunes, pourtant encore peu nombreux, de ramener la majorité à 16 ans dans le cadre de la procédure d’asile. Il faut comprendre qu’ils n’étaient pas désirés. Cette loi aurait donné au juge la capacité de maintenir plus longtemps les mineurs en zone d’attente, comme les majeurs avec lesquels ils venaient ainsi à se confondre, et d’organiser éventuellement leur reconduite dans leur pays d’origine. Fort heureusement, cette proposition n’a pas été votée.
Péché originel, cette logique ou cet impensé est encore à l’œuvre aujourd’hui. Beaucoup de jeunes l’ont saisi, au point de se sentir parfois sommés ou dans l’obligation de censurer toutes les interrogations et les angoisses qui les traversent concernant leur histoire d’exil, la complexité de leur relation avec leurs parents, par crainte de porter préjudice à leur prise en charge et à leur lien avec les équipes, vécu comme fragile ou précaire. La maturité que certains semblent manifester est parfois simplement une défense contre l’angoisse du vide que pourrait engendrer des paroles risquant de compromettre leur suivi. Mais certains n’ont pas ces moyens psychologiques de se protéger de ce qui les traverse comme des enjeux de leur prise en charge. Je ne pense pas que l’on puisse, comme un préalable, l’exiger implicitement de leur part sans contrevenir au devoir qui est le nôtre, non seulement de les soigner, pour ceux qui le nécessitent, mais aussi, pour tous, de les aider à grandir avec assurance. Il faut le rappeler, le mineur isolé ne naît pas ou ne renaît pas à son arrivée en France. Ces jeunes répondent aux sollicitations et interactions de leur environnement à travers le prisme d’un monde imaginaire et pourtant bien réel, de relations lestées de leur poids (agresseurs, trafiquants, geôliers, passeurs…) ou de leur absence (parents absents, disparus, décédés ou en attente de venir en France). Aussi leur accompagnement ne pourra se faire au pas de charge, par une simple normalisation des conduites ou leur domestication. Il est important de soutenir le travail des équipes éducatives dans toutes les dimensions de leur accompagnement.
Jacky Roptin, psychologue clinicien
[1] Mémoires, n° 79, Reprendre vie, décembre 2020.
[2] Contrat permettant aux jeunes placés à l’Aide sociale à l’enfance de bénéficier d’un soutien à leur majorité.