Riva Kastoryano, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre de recherches internationales à Sciences Po, évoque la manière dont les identités sont constamment en mouvement et en lien avec l’environnement.
Comment se forment les identités en exil de nos jours ?
Plusieurs dynamismes sont en jeu, mettant en avant la complexité de l’identité qui n’existe pas en tant que telle, mais qui se forme et se transforme systématiquement en fonction des situations, des interactions, du regard de l’autre, des expériences vécues. Dans le cas de l’immigration, les personnes arrivent avec leur milieu, leur classe sociale, leur environnement, leur situation économique, politique, sociale, culturelle. Comment cette population, qui cherche à s’établir pour des raisons différentes, est-elle perçue dans le pays d’immigration ?
Si nous prenons l’exemple des Kurdes de Turquie, plusieurs vagues se sont succédées. À chacune d’entre elles correspond une certaine situation, un certain contexte politique dans le pays de départ, une certaine identification, une certaine attente envers le pays d’arrivée. Dans les années 80, c’est le coup d’État militaire qui fait prendre les routes de l’exil. Parvenir jusqu’en France, en Allemagne ou dans les pays scandinaves est possible grâce à un réseau déjà installé et qui va mobiliser les institutions locales, nationales, mais aussi, bien sûr, les institutions européennes des droits de l’Homme et les politiques d’asile des différents pays européens. Dans le cas des populations kurdes de Turquie, la répression politique sera le cœur de la demande d’asile et va renforcer une identification à la cause. La personne va revendiquer soit une identité spécifique comme la langue, soit une identité politique comme l’opposition à un pouvoir militaire, central, qui ne reconnaît pas une diversité à l’intérieur du pays. Dans les pays dits démocratiques, où les institutions comptent, où une reconnaissance de ces identités politiques existe, cette identité-mobilisation va trouver une certaine légitimité et va être défendue par les institutions et les organisations qui vont répondre à ces attentes, ceci jusque dans les années 90 environ. Puis la guerre en Irak en 2003, mais aussi en Syrie, va mobiliser et donner une autre forme de légitimité à la cause kurde qui n’est plus seulement turque. Elle devient universelle et va mobiliser, cette fois, les institutions en Europe et aux États-Unis. Et le militantisme des Kurdes va aussi évoluer vers de nouveaux besoins nés d’un exil massif, en soutenant les familles dans les réseaux médicaux ou le suivi scolaire des enfants, par exemple. Donc, il existe tout d’abord la cause du départ, puis le statut que l’on obtient dans le départ, mais, ensuite, c’est l’environnement qui va définir cet élan militant qui existait déjà chez l’individu, et qui va prendre d’autres formes sociales et politiques en fonction des réactions du pays d’arrivée. L’ensemble de ces mouvements a une influence sur l’identité et la façon de se représenter soi-même dans l’exil. Ces dynamiques en place vont définir des groupes, des regroupements, des réseaux, des solidarités qui, avec le temps, vont s’intégrer dans le tissu global des sociétés où ils se trouvent.
Lorsqu’un pays accueille des personnes migrantes, quelles représentation et reconnaissance les instances publiques accordent-elles aux différences ?
Cela diffère selon les États. En France, la reconnaissance publique, nationale, des différentes identités est plutôt rejetée. L’intégration se fait au cas par cas, au niveau du terrain, avec des petites négociations locales, comme avec l’organisation de journées multiculturelles valorisant la cuisine, le folklore, les chansons, etc. Dès que ces identités se transforment en identité politique de reconnaissance plus large et plus institutionnelle, la France réagit, parce que la reconnaissance officielle va mettre en cause l’idée de l’intégration « à la française ». Si jamais cette demande de reconnaissance prend une forme qui va à l’encontre d’une valeur fondatrice de la République, comme la laïcité, par exemple, cela va créer des tensions. La légitimation va plutôt être centralisée autour d’un élément qui va réunir l’ensemble, comme c’est le cas pour l’islam depuis les années 80, 90, et qui va aboutir à la création d’une institution représentative. C’est ainsi que fonctionne la France, avec des institutions représentatives reconnues par l’État. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. Le Royaume-Uni est plus décentralisé, par exemple. Les institutions représentatives se trouvent au niveau local, par population, en fonction de la couleur, de la religion, de la nationalité, et les politiques de reconnaissance ou d’identité tiennent compte de ces revendications, ce qui définit leur multiculturalisme. Chaque pays agit en fonction de ses principes, de ses structures institutionnelles, de ce qu’il veut reconnaître comme une identité légitime qui va s’intégrer dans les institutions existantes.
Dans le pays d’accueil, les réfugiés bénéficient d’un statut, vécu et considéré comme provisoire pour ceux qui l’obtiennent. Les recherches montrent que leur mobilisation est plus orientée vers leur pays d’origine dans le but d’y faire pression pour une démocratisation, d’alerter l’opinion internationale sur leur cause.
Quelles relations entre le pays d’origine et le pays d’accueil, ce que vous semblez nommer le transnational ?
Le transnational, aujourd’hui, est un fait. Cela traduit des liens de solidarité à partir d’une identité – nationale, religieuse, linguistique ou régionale – au-delà des frontières nationales. Les immigrés participent à des réseaux fondés sur des intérêts économiques, des échanges culturels, des relations sociales et des allégeances politiques. De toute évidence, le transnational n’est pas un phénomène nouveau. Les migrants qui s’expatriaient pour des raisons économiques ou politiques considéraient généralement leur départ comme temporaire, et conservaient spontanément des liens avec leur pays d’origine. Ils ont toujours vécu dans plusieurs contextes à la fois, pendant au moins une ou deux générations, en conservant des liens avec leur pays d’origine. Peu importait la distance entre ces pays ; les migrants d’Italie ou de Pologne aux Etats-Unis, au début de siècle, avaient maintenu des relations avec leurs compatriotes restés au pays : ils envoyaient leurs économies, soutenaient des partis politiques, mariaient leurs enfants. Ce qui est nouveau, c’est sa dimension organisationnelle : l’élaboration des réseaux, la construction de communautés, et son institutionnalisation qui suppose la coordination d’activités fondées le plus souvent sur des références (objectives ou subjectives) et sur des intérêts communs.
Aujourd’hui, presque tout le monde est intégré dans plusieurs sociétés, vit dans plusieurs pays à la fois, avec une participation à la fois ici et là-bas. Pour la deuxième génération et celles à venir, dans quelle mesure ce phénomène transnational, ce lien avec le pays d’origine, a-t-il un effet sur l’intégration dans le pays d’immigration ? Selon mes études, ceux qui ont une place dans la société où ils se trouvent développent plus de liens avec le pays d’origine que ceux qui viennent juste d’immigrer. Avec les technologies actuelles, les liens sont facilités et favorisent des allers/retours, de l’investissement économique, la participation à des débats politiques, voire au vote à distance. Nous sommes déjà sur plusieurs espaces, et s’interroger sur la manière dont cela affecte notre intégration, la question ne se pose même plus parce que nous sommes partout. Maintenir des liens, c’est peut-être aussi développer une idée d’appartenance nationale, territoriale, tout en étant citoyen du pays où l’on vit.
Le modèle français, contrairement au modèle anglo-saxon, reconnaît les différences au niveau social ou culturel, mais pas dans le domaine politique. L’idée soutenue est que nous sommes citoyens d’un État, qui confère en même temps une nationalité et une identité. Et il est attendu par l’État que la citoyenneté donne une identification à la nation française. Sauf que, avec le transnational, la double nationalité, cette association citoyenneté-nationalité-identité se trouve dissociée, car nous avons plusieurs identités, et une ou deux nationalités, ou une ou deux citoyennetés. Par exemple, avec l’Union européenne, nous sommes citoyens de l’Union, mais de nationalité française, ce qui instaure déjà une séparation : la nationalité française devient notre identité, et notre passeport nous définit comme citoyens de l’Union européenne avec la nationalité française. Nous vivons avec cette multiplicité, et, si ce n’est pas dans cette dualité, cela se retrouve dans la classe sociale, dans la culture, dans la langue, dans le genre…
Cette multiplicité, visible, reconnue, socialement, culturellement dans toutes les sociétés, crée une tension et pousse une partie de l’opinion vers les discours et partis populistes. Que font ceux qui n’ont pas cette identité multiple et qui sont dans l’immobilité, à la fois spatiale et sociale ? Ils réagissent en se raccrochant au terroir. C’est cette tension que nous sommes en train de vivre en ce moment. En sortir revient à investir la mobilité. Plus nous bougeons, plus nous accumulons des différences. Alors, souhaite-t-on promouvoir cette mobilité et cette multiplicité ou légitimer l’immobilité ? À l’heure de la globalisation, il faut aider les immobiles à être mobiles !
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef.