La mise en place d’ateliers artistiques favoriserait-elle une remise en mouvement du corps et de l’esprit ? Quelques pistes de réflexion de Pamela der Antonian, médecin généraliste et compositrice de musique pour orchestre, danse, arts visuels et image.
De multiples expériences viennent illustrer la relation que l’art et le soin entretiennent. Ainsi, il existe une approche orientée vers un support artistique précis, tel que le chant pour « Enfance et musique[1] », s’adressant à l’éveil des enfants et à la parentalité/maternité, ou encore le travail sur le rire à l’hôpital où plusieurs collectifs associatifs se proposent de sillonner les couloirs hospitaliers notamment en pédiatrie. De multiples exemples s’inventent et adressent un lien spécifique à destination d’une ou plusieurs populations de patients. Il existe également des initiatives ayant une approche globale et intégrative, utilisant le processus de création artistique avec plusieurs supports selon les aptitudes des patients (cf. la Fédération Française des Arts Thérapeutes[2]). Je viens partager dans cet article mes réflexions suite à des rencontres avec des artistes d’univers différents et des soignants traitant des questions de la souffrance, afin de tenter de comprendre ce qui vient réunir, soutenir, voire soulager la détresse ressentie par les patients atteints de traumatisme. En tant que médecin au Centre Primo Levi, je suis convaincue que l’art peut être un puissant remède face aux souffrances que j’observe dans cette clinique.
Dans un espace artistique dédié, le statut du patient devient alors celui d’un créateur, d’un danseur, d’un chanteur ou encore d’un auteur, exprimant ses émotions dans l’instant, sublimant sa réalité, permettant aussi qu’une création puisse circuler, être accueillie, faire lien. Un exemple clinique simple et courant d’une sublimation artistique depuis l’espace de soin est le dessin, support de travail plus couramment utilisé chez l’enfant. Les thérapeutes travaillent avec l’illustration car celle-ci informe sur un état intérieur du patient. Cette même image peut alors avoir plusieurs facettes : devenir un témoignage de scène traumatique, une histoire contée silencieusement, une « œuvre » lorsqu’elle fixée sur un mur à la rencontre du regard de l’autre. Ainsi, les facettes pour le même objet de création sont multiples, l’image prenant du sens selon le cadre qui l’accueille. Pour donner une seconde illustration de la dichotomie existant entre une production clinique et artistique, je souhaite mentionner ici les Nouveaux cahiers pour la folie[3], un travail d’édition sous la direction de Patricia Janody, psychiatre, philosophe, psychanalyste et écrivain. Dans ces cahiers, nous pouvons découvrir des textes, des dessins qui illustrent le discours de la folie tant du point de vue des patients que des soignants impliqués, comme un témoignage poétique, une mise en relief artistique d’une production issue du champ de la psychiatrie.
La problématique centrale que pose la clinique du traumatisme de ma place de médecin est l’insolvabilité de la question de la souffrance dans l’espace médical. La douleur morale et physique d’une personne face au traumatisme revêt souvent la même présentation en consultation médicale. Au Centre Primo Levi, nous assistons fréquemment à des tableaux cliniques d’état de stress post-traumatique et de séquelles de violences souvent associées à une dimension de handicap. La perception de la douleur est elle-même perturbée chez ces patients, soit vers un excès de douleur, soit vers une perte de sensibilité paradoxale. Ainsi, nous constatons que le schéma corporel est modifié chez ces patients. Par ailleurs, les signes physiques en lien avec un événement traumatique sont fréquemment entremêlés avec des troubles dits somatoformes. Il s’agit de ressentis corporels qui s’apparentent à des symptômes subjectifs, avec en commun le fait qu’ils s’organisent autour d’une douleur et sont associés à des affects négatifs et à de l’angoisse. Cependant, ces manifestations somatoformes ne sont pas associées à une pathologie, ni à une lésion interne retrouvée, et il n’y a pas de réponse sur le plan somatique. La normalité des examens prescrits laisse place au vide de sens qui vient désemparer le patient qui en souffre. De par leur vécu intense, les troubles fonctionnels liés à cette souffrance ont un impact majeur dans la vie des patients que nous suivons. Il est intéressant de constater que le patient qui souffre s’accroche à la représentation de maladie, comme si elle constituait pour lui un repère, une idée qui lui serait plus accessible, mieux pensable pour se représenter la souffrance, qui elle, reste innommable. Ce travail pour le patient vers l’acceptation de désinvestir l’idée d’un corps médicalisé peut aussi prendre des mois voire des années.
Face à la souffrance chronique, il a été saisissant de constater des similarités de travail entre l’équipe de soin du Centre Primo Levi et l’équipe mobile de soins palliatifs du Professeur Jousselin[4], ancien chef de service, à l’hôpital Bichat. Ce temps de rencontre en 2018-2019 a permis de mettre en commun plusieurs constatations et réflexions thérapeutiques pour les patients souffrants et « sans remède », en fin de vie. Un point extrêmement intéressant concernait le travail conscientisé du toucher par les membres de l’équipe mobile, qui était d’une grande finesse et d’une grande humanité. Ce parallèle sur le toucher est un point particulièrement sensible pour les médecins et le kinésithérapeute travaillant au Centre Primo Levi. En effet, l’atteinte du traumatisme affecte profondément le contact corporel, cela nécessitant lors de la première rencontre avec un patient de verbaliser ce toucher avant tout examen clinique, ce qui n’est pas le cas en médecine de ville, où l’examen clinique est tacite entre un patient et son médecin traitant ou kinésithérapeute. La deuxième constatation importante portait sur la douleur chronique et le travail d’écoute du médecin, de recherche d’ouverture du patient vers une sublimation artistique de sa douleur. J’ai justement souhaité rapporter en écho à ces réflexions de soignants, le travail mené par les chorégraphes Myriam Lefkowitz et Catalina Insignares. Leurs observations sur des populations de patients atteints de troubles psychiques leur ont permis de concrétiser un dispositif de placement corporel chorégraphié, avec une mise en espace particulière et un rapport de contact du corps avec les autres. Le « Book Club » consiste en une pratique de lecture de textes théoriques qui associe la lecture à voix haute et le toucher. Un espace d’étude où sentir, penser, imaginer, percevoir, être affecté, rêver, dormir, se rappeler… l’ensemble de nos facultés existantes et celles encore à inventer participeraient simultanément du processus de compréhension.
La clinique du traumatisme que nous observons au Centre Primo Levi démontre combien l’isolement et la précarité des patients accueillis suite à des violences multiples ont des effets dévastateurs. Les patients sont alors réduits à leur existence organique, affaiblis dans leur identité, privés de parole, sans ressources et parfois sans aucune trace de vie passée. De fait, le discours de ces patients est souvent orienté vers une douleur, une perte, le ou les deuils d’un ou plusieurs membres de la famille, la chute d’un cadre de vie, d’une culture… Une première expérience marquante a été d’assister en 2016 à une répétition d’une pièce de théâtre avec l’atelier Souffles, dirigé à l’époque par Catherine Couronne, comédienne et Gabriel Debray, metteur en scène, au théâtre Le Local dans le quartier de Belleville à Paris. A cette époque, la troupe des comédiens était spécifiquement issue de patients suivis au Centre Primo Levi. Les échanges avec Catherine et Gabriel avaient permis de réaliser l’importance capitale de cet atelier, de voir combien la présence sur scène pouvait contribuer à métamorphoser certains patients, alors dans la peau du (de la) comédien(ne), dont la voix et la posture du corps changeaient. Les mots même parfois en dehors de la langue natale étaient prononcés avec une conviction et une présence scénique qui évoluait en s’affirmant au fil des répétitions pour certains participants. Il est important de rapporter ici la force de l’engagement de certains patients, étant dans un état de précarité dramatique et tenant à assister aux répétitions. Il est fondamental de considérer ces temps comme de réels espaces d’accueil et de rencontre, de lien et de soutien, mais aussi d’ancrage dans le présent, de reconnaissance de leur présence dans un engagement artistique et collectif, luttant ainsi par pointillé contre l’incapacité à se projeter dans un avenir.
Après avoir étroitement collaboré pendant plusieurs années dans le champ du théâtre et de l’écriture avec des groupes de participants exclusivement constitués de patients, la position du Centre Primo Levi s’oriente aujourd’hui vers des institutions partenaires qui soutiennent déjà des artistes exilés, favorisant ainsi la mixité avec d’autres publics. L’association a ainsi collaboré en 2018-2019 avec « Flow Itinérant » sous la direction d’Elodie Milo, chanteuse et compositrice, dans les locaux de Fgo Barbara, à Barbès. Nous avons pu suivre en équipe, avec l’assistant social et le psychologue impliqués, la création d’une chanson rap par Mo, 18 ans, sur un texte élaboré à partir de son récit douloureux d’exil. Mo travaillait ce texte en parallèle avec son psychologue, passant par des temps de fragilité préoccupants. Grâce à cet atelier, Mo a pu composer librement sa chanson, la produire en étant soutenu par des musiciens professionnels et accéder à des performances scéniques. Ce travail d’accompagnement à la création a été très valorisant pour ce jeune, témoignant aussi de la nécessaire connexion entre les partenaires : l’assistant social, le psychologue et l’artiste-thérapeute. Face aux manifestations psychiques induites par la création, il a été fondamental de soutenir l’équilibre permettant la stabilité psychique face au traumatisme vécu par Mo et en parallèle, soutenir aussi son désir de continuer à créer. Les collaborations autour des patients du Centre Primo Levi ont souvent impulsé une communication entre les artistes et l’équipe, permettant un dialogue concerté et une connexion toujours nécessaire autour de l’état psychique.
Les constatations cliniques au gré des rencontres sur quatre années m’ont permis de prendre une position plus réfléchie face aux modalités de recours à l’art comme thérapie dans certaines situations. Devant des patients qui souffrent intensément de leur douleur, abattus par des symptômes devenus chroniques, ressentis comme insurmontables, malgré le temps et les traitements antalgiques forts, il me paraît aujourd’hui possible d’ouvrir progressivement une réflexion commune dans le temps de la consultation médicale. Mes observations soulèvent la question d’apporter une amélioration dans la perception de la douleur et les ressentis corporels des patients en impliquant un toucher artistique, qui serait un toucher pensé depuis un cadre artistique en concertation plus étroite avec les cliniciens impliqués et en concordance avec l’état de santé du patient. Nous observons, médecins et kinésithérapeute au Centre Primo Levi, que le toucher corporel soigne, qu’il soulage ou même réanime des régions corporelles « éteintes », remobilise celles qui semblent paralysées, inhibées par un traumatisme, permettant progressivement de restaurer une part d’humanité, d’identité écorchée chez ces patients. Pour conclure, le mouvement dansé, la mise en espace du corps dans un groupe, pourraient constituer une expérience de remobilisation puissante dans le présent. Cette notion de temporalité est essentielle dans le fondement même du traumatisme, qui a cet effet de suspendre le patient dans des scènes traumatiques antérieures avec une acuité déconcertante. Analogiquement au toucher qui soigne, je fais l’hypothèse que la mise en mouvement du corps et la stimulation des perceptions dans une démarche artistique consentie pourraient favoriser le rétablissement des limites corporelles franchies par les actes de violence. Le garant d’un tel projet serait la prise en considération de toutes les nécessités (transports, sécurité, disponibilités du patient) parfois très lourdes, ainsi que la conception d’une communication pluridisciplinaire élargie à l’art-thérapeute dans la discussion clinique pour chaque parcours d’art.
Pamela Der Antonian, médecin généraliste et compositrice de musique
[1] https://www.enfancemusique.asso.fr/
[2] https://www.ffat-federation.org/
[3] Janody Patricia, Nouveaux cahiers pour la folie, Nîmes :édition du champ social, 2011 à 2014
[4] Jousselin Charles, L’Homme de la douleur. Initiation à son approche clinique, Connaissances et Savoirs, 2016