Une dizaine d’hommes se tient debout au pied d’un arbre près d’un campement de fortune, pas loin de Tanger, au Maroc. Ceux qui ont côtoyé les deux jeunes décédés prennent la parole en premier. À défaut de connaître les détails de leurs biographies, ils racontent des moments de vie partagés dans l’attente du bateau qui leur fera gagner l’Europe désirée. Un homme se met à chanter, d’abord a capella, ensuite accompagné par les percussions improvisées de ses camarades. « Les mots et la musique nous ont fait du bien à tous », racontera plus tard Ibrahim Sagara[1], 26 ans, originaire du Mali. Apprenant le décès de ces deux jeunes hommes à bord d’une petite embarcation partie avec six passagers, Ibrahim est particulièrement touché. Lui aussi devait partir ce soir-là, il avait même contribué à l’achat du canot pneumatique, mais à la dernière minute il s’était désisté, « juste par instinct ». Il a préféré ne pas monter dans le zodiac et retourner dans le squat où il dormait. Ibrahim Sagara ne connaissait les deux hommes décédés que de vue, mais il a senti l’obligation de « leur rendre hommage ». Il a envoyé des messages par téléphone, il a retrouvé quelques compatriotes et c’est ainsi qu’il a organisé le rassemblement, « sans trop réfléchir, parce qu’il fallait bien faire quelque chose ».
Cette cérémonie improvisée est loin des rituels codifiés qui accompagnent bien souvent la mort. Toutes les sociétés ont développé des croyances et des pratiques autour de la mort humaine. Les conceptions et les formes de prise en charge de la « bonne mort » sont à chaque fois différentes, mais elles partagent toutes l’exigence d’accorder un traitement particulier au mort, ritualisé, que ce soit en termes de sépulture comme de pratiques funéraires. L’absence volontaire de tout rituel dans le traitement des défunts constitue, d’ailleurs, dans le contexte de violences de masse une manière de nier leur humanité. Les spécificités de la mort en migration et encore plus de la mort aux frontières contemporaines, conduisent à une reformulation de ces représentations et de ces pratiques rituelles[2]. Le mort n’est pas entouré de ses proches. Le plus souvent nul ne sait précisément d’où il venait, ni qui il était. Pour autant, sur les routes de la migration, tous accordent une grande importance aux moments de recueillement collectif qui se mettent en place à l’annonce du décès d’un compagnon de voyage. Il s’agit aussi bien d’honorer le mort que de lui donner une place dans la communauté, éphémère et friable, des aspirants et des aspirantes à l’Europe.
Accorder une place aux morts aux frontières, les réparer
La mort de migrants et de migrantes qui tentent de rejoindre l’Europe en franchissant les frontières sans en avoir les autorisations requises par les différents Etats, fait aujourd’hui partie du paysage quotidien aux abords de la Méditerranée et de la mer Egée. Ces morts posent des questions spécifiques, non seulement parce qu’il s’agit de morts étrangers à la société qui est amenée à les prendre en charge, mais également parce qu’ils sont aussi des morts sans lieu, d’autant plus lorsque le décès survient dans des territoires ou des eaux en dehors de la juridiction de tout État. Ils sont surtout, la plupart du temps, des morts inconnus. Leurs noms, leurs origines, leurs histoires sont ignorés[3]. Les deux jeunes hommes décédés entre Tanger et Tarifa, en Espagne, n’ont à ce jour pas été formellement identifiés. Leurs corps ont été retrouvés mais à l’heure actuelle, il n’existe aucun protocole spécifique de traitement des morts aux frontières, ni au niveau européen ni au niveau des différents Etats frontaliers qui voient pourtant depuis des décennies des hommes et des femmes s’échouer sur leurs plages. La plupart des morts en route pour l’Europe ne laissent pas de traces. Leurs corps disparaissent à jamais, dans la mer ou le désert.
Les tentatives d’identification des corps qui sont retrouvés reposent sur la bonne volonté des habitantes et des habitants des frontières, ainsi que des personnes migrantes elles-mêmes qui se mobilisent afin de « respecter les morts », expression beaucoup entendue au cours de nos enquêtes de terrain auprès de personnes migrantes et de leurs soutiens aux frontières espagnoles et italiennes. Quand un corps sans nom est récupéré, les migrants sont les premiers à déployer les outils à disposition. Pouvoir contacter la famille est une manière de combattre l’anonymat qui les guettent. S’ils se sont faits à l’idée qu’ils mourront peut-être, disparaître sans laisser de trace est leur hantise. L’espoir d’échapper à un destin anonyme étant pour beaucoup à l’origine du projet migratoire, la disparition totale viendrait doubler cette insignifiance redoutée d’une place indéterminée au sein de la société. Faire circuler la nouvelle d’un décès à travers les réseaux sociaux permettant de joindre les différentes communautés migrantes de part et d’autre de la frontière, jusque dans des foyers de migrants à Paris ou des centres d’accueil en Allemagne, obtenir des informations sur l’identité du défunt et de sa famille, c’est faire pour un autre ce qu’on aurait attendu qu’il fasse pour soi. C’est contribuer à ce que la famille apprenne le décès, que des rituels puissent être offerts – à distance – au mort et qu’il puisse ainsi être réintégré parmi les siens. Mais la mobilisation afin d’identifier et de retrouver les proches des morts s’accompagne de la volonté de leur rendre hommage en marquant la vie ordinaire d’un temps d’arrêt, d’un moment particulier consacré à honorer le défunt.
Non loin des campements sur le mont Gourougou, où se déploie la vie dans l’attente de réussir la traversée vers l’enclave espagnole de Melilla, des cérémonies œcuméniques étaient organisées par le prêtre de la Délégation des migrations[4] du diocèse de Tanger à Nador. Pendant trois ans, avant d’être interdit de séjour au Maroc, ce père jésuite originaire des îles Canaries réunissait chaque semaine des hommes et des femmes migrantes de différentes communautés afin d’exprimer leur respect aux morts aux frontières. Associant prières catholiques et sourates du Coran, ils consacraient ce moment à commémorer les compagnons disparus. Parfois, quand les personnes présentes à la célébration les avaient connus, les morts étaient mentionnés par leurs noms, d’autres fois, ils étaient évoqués de façon générique. Tous les morts et les disparus de la traversée étaient honorés. Pour toutes les personnes qui y prenaient part, ces rassemblements permettaient de ne pas céder à l’oubli, de garder un souvenir des morts, une trace à travers le récit et la prière.
Les cérémonies pour les morts aux frontières constituent en effet une forme de prise en charge symbolique qui permet aux personnes qui y participent de célébrer la mémoire des défunts et de représenter leur absence. En accordant une place aux morts, ces moments collectifs contribuent également, pour beaucoup d’interlocuteurs, à ce que le défunt puisse reposer en paix. Car le traitement dont il fait l’objet est étroitement lié à la représentation de sa destinée après la mort. « Le considérer, lui témoigner [sa] solidarité c’est ce qu’on fait pour l’accompagner (…), le frère est loin de sa famille mais il n’est pas tout seul », nous confiait Ibrahim Sagara. Traiter symboliquement le défunt, quelle que soit la forme que cela recouvre, rend possible en quelque sorte de contrer les conditions de cette mort solitaire, de la réparer.
La prise en charge des défunts à travers ces cérémonies agit également sur les vivants. Aristide Sessègnon, jeune homme de 27 ans originaire du Bénin, participait régulièrement aux rencontres organisées par le prêtre. Leur dimension religieuse était importante pour lui, elle orientait la façon dont il vivait le deuil, les prières contribuaient à apaiser la douleur d’assister au décès de pairs. Pour d’autres interlocuteurs, c’est surtout la dimension collective, la possibilité de se recueillir avec d’autres partageant – malgré les différences d’origine, religieuses, biographiques, etc. – la même expérience du franchissement des frontières au risque de la mort qui est source de réconfort. Étrangement, puisqu’ils exposent les périls de cette épreuve et révèlent la brutalité du régime frontalier, ces moments de communion autour d’un décès sont pour beaucoup à l’origine d’un regain de force et de courage nécessaires à la poursuite de la traversée vers l’Europe.
Faire avec la mort à distance
Bien après avoir franchi les frontières, quand elle arrive, la mort vient toujours questionner le sens de la migration. La mort est à chaque fois une occasion de reproduire ou reconfigurer des relations au sein des communautés migrantes ou des familles transnationales. Elle (ré)active une série de liens affranchis de la distance géographique, notamment au travers des réseaux de communication. La mort génère « une frénésie d’activités transnationales »[5], qu’il s’agisse d’annoncer le décès, de présenter ses condoléances, de faire circuler de l’argent, des objets ou des biens, de rapatrier un corps vers sa terre natale ou de participer à des rituels funéraires à distance au travers d’outils tels que WhatsApp ou Skype.
En raison de l’ensemble d’activités qu’elle engage, la mort peut parfois brouiller l’opposition entre un ici – terre de migration, d’accueil, de résidence – et un là-bas – pays d’origine, lieu des ancêtres – et opérer un rapprochement au-delà des frontières[6]. Elle peut conduire à un aménagement des pratiques funéraires habituelles, comme c’est le cas chez les migrants manjak (originaires du nord de la Guinée Bissau), pour qui les cérémonies qui accompagnent l’inhumation prendront une place prépondérante – bien plus que dans les villages d’origine – puisque c’est la seule étape des rituels réalisée en France. Viendront ensuite les grandes funérailles et les rites d’ancestralisation, célébrés au village. Le rapatriement de la valise mortuaire, constituée des objets du défunt fera le lien entre les deux espaces funéraires. Véritable support des cérémonies au pays, la valise mortuaire viendra consacrer le retour de l’âme du défunt sur la terre de ses ancêtres[7].
Lorsqu’elle survient au pays, la mort peut au contraire raviver l’expérience de l’éloignement de celle ou celui qui est en migration. Malgré les moyens déployés pour raccourcir les distances qui les séparent, nombreux sont les interlocuteurs qui nous ont fait part de leurs difficultés à vivre la perte des êtres chers au loin. « Je n’étais même pas à l’enterrement de ma mère » est une phrase qui revient souvent quand arrive l’heure de recenser les souffrances que la vie en situation irrégulière a fait endurer. L’impossibilité à franchir les frontières les aura privés de ces moments collectifs. En dépit de l’inventivité dans la mise en œuvre de pratiques cérémonielles au loin, beaucoup constatent que faire avec la mort à distance revient en bonne partie à apprendre à la vivre seul.
En miroir de ces vivants ne pouvant pas se rendre au chevet de leurs morts, l’interdiction de circuler en raison de la crise sanitaire due au Covid-19 aura empêché le rapatriement des défunts qui se projetaient dans un destin posthume au pays. Pour tous ceux-là, le retour tant espéré, longtemps fantasmé, n’aura jamais lieu[8]. Les rapports à l’ici, là-bas et peut-être même à l’au-delà, s’en voient troublés. Si elles n’apaisent pas la douleur des personnes endeuillées, les enquêtes anthropologiques montrent cependant que c’est de ces troubles, de ces impossibilités de traiter les défunts selon les pratiques habituelles du fait des contraintes sanitaires, des situations administratives ou des conditions de vie aux frontières, qu’émergent des façons renouvelées et originales de composer avec la mort en migration.
Carolina Kobelinsky et Stefan Le Courant, anthropologues, chargés de recherche au CNRS, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC), Maison des sciences de l’homme Mondes
[1] Les noms des personnes citées ont été modifiés.
[2] Voir Françoise Lestage, « Editorial. La mort en migration », Revue européenne des migrations internationales, 28(3), 2012, pp. 7- 12.
[3] Babels, La mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer, éditions le passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2017.
[4] La Délégation des migrations est une institution créée en 2011 par le diocèse de Tanger afin de proposer une aide et un accompagnement minimal aux personnes migrantes qui se trouvent dans la région de Nador dans l’attente de réussir la traversée vers l’enclave espagnole.
[5] Lilyane Rachédi, Catherine Montgomery et Béatrice Halsouet, « Mort et deuil en contexte migratoire : spécificités, réseaux et entraide », Enfances Familles Générations, 24, 2016, p. 9. URL : http://journals.openedition.org/efg/1041
[6] Voir par exemple le travail sur la prise en charge des morts auprès des Bangladais et des Guinéens au Portugal. Clara Saraiva, C. et José. Mapril, « Le lieu de la ‘bonne mort’ pour les migrants guinéens et bangladais au Portugal », Revue européenne des migrations internationales, 28(3), 2012, pp. 51-70.
[7] Agathe Petit, « Des funérailles de l’entre-deux. Rituels funéraires des migrants Manjak en France », Archives de sciences sociales des religions, 131-132, 2005, pp. 87- 99.
[8] Abdelmalek Sayad, « Le retour, élément constitutif de la condition de l’immigré », Migrations Société, 57(10), 1998, pp. 9-45.