À l’occasion du centenaire de la naissance de Primo Levi, le Centre Primo Levi organise deux journées de débats et d’animations. Philippe Mesnard, biographe, participera à la table ronde d’hommage à Primo Levi.
Dès 1947 Primo Levi écrit dans la préface de Si c’est un homme qu’il ressent le besoin de « raconter » mais aussi celui « d’une libération intérieure ». On aperçoit ici une certaine ambivalence dans sa position et celle de son témoignage. Quelle est selon vous la place qui lui a été donnée en tant que témoin ?
Il faut se défaire de la vision rétrospective qu’on a de Primo Levi en tant que témoin, comme une unité. Il y a eu une réelle évolution dans sa façon de témoigner. Lorsqu’il est revenu des camps, comme un grand nombre de déportés survivants, il a raconté son vécu. Il s’agissait effectivement d’un témoignage, mais pas dans le sens où l’on peut l’entendre aujourd’hui. Il était davantage question d’une phase d’échange de paroles entre les survivants et leurs proches. Cette étape a permis à Primo Levi de retrouver une certaine intégrité psychologique, de se reconstituer.
En 1954, pour les 10 ans de la libération de l’Italie, de grandes expositions ont été mises en place et à cette occasion, Primo Levi a pris la parole en public. Au même moment, il publiait dans le magazine de la ville de Turin ce qu’on l’on pourrait considérer comme un appel, le « Déporté anniversaire ». Par ces deux engagements, il a investi son rôle de témoin tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire militant pour la construction de la mémoire et contre les régimes fascistes et anti-démocratiques. Progressivement, il a développé ce rôle en témoignant dans des écoles, à la radio ou sur des plateaux télé. Il menait donc en parallèle un travail de témoin-écrivain, d’un côté par l’écriture et de l’autre par la parole.
Dans son rôle de témoin, restait-il très factuel ou utilisait-il une « transformation » dans son écriture, par le biais d’une fiction imagée par exemple ?
Il est important de différencier le témoin écrivain du témoin public.
Du côté de l’écriture, le témoignage n’était pas strictement factuel. À titre d’exemple, dans Si c’est un homme, il a utilisé des métaphores et des reconfigurations de moments vécus. C’est une tendance générale de son écriture. Il a eu recours à une variété importante de formes et de styles, s’articulant autour de deux dimensions : une pensée du témoignage et une dimension plus fictionnelle et, par là même, plus littéraire.
Dans son rôle de témoin public, lorsque Primo Levi intervenait dans les écoles, il décrivait son expérience de façon très factuelle, son comportement était gouverné par un sens de la transmission claire et transparente. Mais dès la fin des années 70, comme d’autres témoins, il exprimait une certaine fatigue à porter ce témoignage public. Il était confronté à une sorte de scepticisme et la façon dont sa parole était reçue était alors devenue compliquée à accepter. En parallèle, face à la montée du terrorisme et des attentats politiques, il ne pouvait que constater une fragilité de la démocratie et son rapport à la société devenait difficile, voire douloureux. Cette société qui malgré ce qu’il avait vécu et dont il avait témoigné, faisait face à de nouveaux drames humains. En somme, son vécu et sa position de témoin lui paraissaient remis en cause par ce qu’il percevait comme la fragilité croissante de la société.
Concernant son témoignage écrit, y a-t-il une évolution dans son style littéraire ? Dans Le système périodique par exemple, il parle de son expérience concentrationnaire, mais par le biais de métaphores en utilisant les éléments du tableau de Mendeleïev. Il témoigne alors d’une façon différente par rapport à ses ouvrages précédents.
L’écrivain, comme le chimiste, est quelqu’un qui expérimentait et n’hésitait pas à s’exposer. Dans le système périodique, chacune des nouvelles part d’un élément du tableau de Mendeleïev. Le projet littéraire était très important mais il s’agissait aussi de raconter autrement l’expérience vécue. Primo Levi avait une telle exigence de lui-même qu’il ne voulait pas que son témoignage soit fixé une fois pour toute dans sa forme.
Une évolution est visible dans son témoignage écrit. Il se dessine comme une ligne, partant de Si c’est un homme (1947), passant par différentes versions et réécriture, pour aboutir à l’ouvrage des naufragés et les rescapés (1985). Il fournissait une réflexion permanente sur sa façon de témoigner. À côté de cela, pris dans le mouvement même de l’écriture, il a, avec Le système périodique, entre autres, repensé la question du témoignage en y mêlant des éléments de fiction. Chez Primo Levi il y a donc une pensée testimoniale indissociable d’une écriture en mouvement. Il s’exposait en permanence à des formes littéraires nouvelles. Il faisait preuve d’une grande complexité et c’est ce qui en fait un personnage difficile à saisir.
Notre centre de soins porte le nom de Primo Levi en référence à la force et à la portée de son témoignage. Vous avez choisi de travailler sur Primo Levi, pourquoi lui plutôt qu’un autre témoin ?
Primo Levi est souvent représenté comme la figure du témoin clair, transparent, celui qui va transmettre un « message ». Ce n’est pas faux mais cette image est partielle, c’est pourquoi j’ai cherché à la déconstruire. Sa personnalité est très complexe et sa pensée d’une force remarquable. Ce sont ses contradictions, son autocritique et sa réflexion permanente qui m’ont interpellé. Ce n’est qu’au fil des lectures que j’ai réalisé à quel point cet homme était d’une grande richesse.
Dans le titre de votre biographie, Le passage d’un témoin, il y a l’idée d’évolution et de transmission. Cela signifie-t-il que vous vous placez en intermédiaire entre Primo Levi et les héritiers de sa mémoire ?
Dans le titre Le passage d’un témoin, il y a deux sens : la transmission, mais aussi l’idée qu’un témoin passe à travers un siècle. Primo Levi est né en 1919, il a connu toute son enfance le fascisme. C’est un témoin qui a vécu le XXe siècle, il a pu se prononcer sur d’autres événements que celui de la Shoah.
Mais faire la biographie de Primo Levi c’est aussi d’une certaine manière poursuivre le travail de diffusion auquel il s’était attelé. Ce qui est délicat dans cette transmission, c’est qu’elle est difficile à capter, à intercepter. Primo Levi n’était pas une personne limpide ou accessible. Il n’avait pas souhaité que le témoignage soit confortable. Son objectif était aussi d’impulser la critique et la réflexion. À travers cette biographie, j’ai cherché à ce que ces mêmes questionnements traversent les lecteurs. Transmettre ce n’est pas renoncer à l’exigence de pensée.
Au Centre Primo Levi les patients ne témoignent pas sur la scène publique, ce sont les cliniciens qui se font intermédiaires et témoins de la torture et de la violence politique. Mais il n’est pas simple de sensibiliser l’opinion publique à ces questions. De la même manière, considérez-vous que l’histoire que vous portez est difficile à faire entendre ?
Ce qui est difficile à faire entendre, c’est une parole que les gens n’attendent pas. Aujourd’hui nous avons un savoir sur les camps, les dictatures, la violence politique, mais ce savoir est interprété de manière souvent biaisée, car réduite à des clichés. Même s’il y a une capacité plus grande à écouter la violence qui a lieu, cela ne veut pas dire qu’il y a une plus grande ouverture d’esprit. Il y a des résistances car on ne veut pas tout entendre. Ce filtre prive le témoin de la singularité de sa parole.
En tant que « relais », je pense qu’il faut forcer ces résistances et faire effraction aux barrières mises en place par les individus, mais aussi par la culture parfois trop normative pour véritablement recevoir les échos du hors-norme. On ne peut pas se contenter de raconter ce que les gens veulent bien entendre.
Évidemment, lorsqu’on écoute les témoignages de personnes qui ont traversé des tragédies, on se retrouve dans une situation inconfortable. La société actuelle fait dans l’apologie de la beauté, du bien vivre et du corps heureux comme canon esthétique. Ceux qui viennent témoigner de leur expérience montrent l’envers de ce spectacle. Cela entraîne des phénomènes de rejet. C’est pourquoi il est nécessaire de s’engager à relayer la parole des témoins sans la simplifier. Chaque individu a ses contradictions, l’histoire est complexe, elle ne peut pas être racontée de manière binaire, avec les vainqueurs et les vaincus. Les rescapés de la Shoah se sont trouvés en difficulté lorsqu’ils ont eu à raconter leur expérience. On ne peut pas s’imaginer à quel point ces êtres étaient dépersonnalisés. Lorsqu’on est soumis à des conditions de brutalité presque inconcevables, les comportements changent. Pour déconstruire les attentes, il faut s’interroger sur ce changement et dire aux jeunes que le monde ne se réduit pas « aux bons et aux méchants ». Dans une situation de précarité extrême, on ne sait pas exactement quel sera notre comportement. Il faut avoir une sorte de modestie face à ce que l’on ne connaît pas et ne pas réduire ce qu’on ignore à des stéréotypes. Les schémas que l’on a toujours tendance à utiliser, parce que plus faciles et plus confortables, doivent être déconstruits, il faudrait pouvoir transmettre avec une parole juste son « mode d’emploi » pour pouvoir bien l’entendre.
Propos recueillis par Célia Mougel, Mona Khouadja