Entretien avec Agathe Nadimi, fondatrice de l’association « Les Midis du MIE[1] » qui accompagne les adolescents exilés en errance.
Quand et pour quelles raisons « Les Midis du MIE » ont-ils été créés ?
Agathe Nadimi : Au printemps 2016, j’étais très investie dans les camps de migrants qui se trouvaient à l’époque dans les quartiers Jaurès et Stalingrad de Paris. Auparavant, j’ignorais qu’il existait aussi des camps dans la capitale, et pas seulement à Grande Synthe ou à Calais. Durant l’hiver 2015, la photo d’une femme érythréenne avec deux très jeunes enfants dans les bras, emmitouflés dans des duvets et des couvertures, a circulé sur les réseaux sociaux. Le regard de cette femme avec ses bébés m’a donné envie d’aider. Je suis partie de chez moi avec ce que je pouvais, des couvertures polaires, des doudounes de mon fils, et je me suis rendue dans ce campement. À l’époque, il n’y avait pas d’associations sur place, uniquement des collectifs de citoyens, des riverains qui faisaient ce qu’ils pouvaient. Ce qui m’a le plus marqué, c’est le contraste entre une vision d’horreur, car les personnes vivent sans rien et dans des conditions indignes, et une fraternité propre à ce lieu. J’ai discuté avec des Soudanais, des Erythréens, des Afghans, et cela m’a donné envie de revenir.
Rejoindre le groupe « Soutien aux exilés de Stalingrad » m’a permis de m’investir progressivement. Quand il manquait une personne pour distribuer à manger, apporter des assiettes ou des gobelets, j’y allais. Étant professeur, je connais des périodes moins denses, notamment au moment où les étudiants partent en stage, ce qui me permettait d’y aller tous les jours. Je me suis rendu compte qu’il y avait ces mineurs non accompagnés, à l’époque beaucoup de très jeunes Afghans de 13 ou 14 ans, ce qui correspondait exactement à l’âge de mon fils. Comment étaient-ils arrivés tout seuls d’Afghanistan ? C’était incroyable, ils n’avaient rien à faire dans ces campements. Après avoir assisté à plusieurs évacuations, j’ai constaté que les campements se déplaçaient dans différents quartiers de Paris et que les mineurs isolés étrangers (MIE, à l’époque) ne savaient absolument pas où aller. Ils dormaient au milieu d’adultes et ce n’était pas leur place.
J’ai compris qu’il fallait les accompagner jusqu’au dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (le DEMIE) situé à proximité de la station de métro Couronnes, sauf que je les retrouvais dans les campements peu de temps après. Ils recevaient une lettre de refus de reconnaissance de leur minorité rédigée en français, qu’ils ne comprenaient pas, et se retrouvaient en errance. Donc, je me suis mise à chercher des solutions pour les sortir de la rue, avec des hébergements solidaires. En parallèle, il manquait des professeurs de français à la Bibliothèque Couronnes qui donne des cours tous les jeudis et vendredis matin aux MIE. J’avais envie de vivre d’autres moments avec eux, en leur apprenant le français. J’ai donc donné des cours, sauf qu’une fois la session terminée, je les voyais courir à Stalingrad sans même prendre le temps d’échanger. En réalité, ils cherchaient à obtenir un repas distribué à l’époque à La Rotonde. L’idée qui m’est venue était donc de leur offrir des déjeuners en face du lieu d’enseignement des cours de français dans un espace à trouver. Le Jardin de la rue de Pali-Kao m’a semblé approprié ; l’espace ressemble à une cour de récréation tout en étant protégé. Les tables de ping-pong permettent de poser la nourriture et il y a un point d’eau. La suite, c’est sur les réseaux sociaux. J’ai fait une annonce rapportant qu’il existait des mineurs exclus du dispositif DEMIE géré par la Croix-Rouge et qui auraient besoin de manger. J’ai proposé de faire les distributions les jeudis et les vendredis midi à la sortie des cours de français, et c’est comme ça que sont nés « Les Midis du MIE ». En aucun cas je n’ai pensé que, 5 ans après, nous serions encore là. L’idée, c’était d’avoir un lieu de retrouvailles, un repère qui est devenu un point d’ancrage pour les MIE.
Ils viennent principalement par le bouche à oreille. Nous cherchons à répondre à toutes les urgences dans la mesure de nos possibilités. Maintenant, nous prenons les signalements des jeunes à la rue. Nous travaillons en lien avec d’autres associations, comme Utopia 56, pour obtenir une tente si nous ne trouvons pas de solution d’hébergement. Nous orientons vers des cours de français, nous offrons un accès à des vêtements une fois par semaine, le jeudi après le déjeuner, nous proposons des activités et des sorties. Cette année, un service civique sera dédié au pôle activités, parce que c’est l’hiver, qu’ils s’ennuient et qu’ils ont froid. Le lundi, nous proposons un lieu d’accueil de jour de 10h à 16h avec déjeuner inclus au Centre social de Belleville qui nous prête une salle. C’est un lieu au chaud avec des activités, jeux et cours de français, où ils peuvent se reposer sur des matelas. Les jeudis, vendredis, samedis et dimanches, nous offrons les déjeuners dans le jardin. Si nous parvenons à trouver un lieu accueillant, nous faisons de l’hébergement collectif. Depuis 2 ans, nous passons de lieu en lieu : tiers-lieux, musées, galeries, n’importe où. Et nous faisons aussi de l’hébergement d’urgence à l’hôtel pour les plus fragiles ou sur signalement de la part d’autres associations. Pour soutenir la demande d’asile, nous obtenons l’envoi des documents administratifs de leur pays d’origine, payons pour leur légalisation, faisons faire des passeports, des cartes consulaires, les accompagnons les jours d’audience. Au moins pour ceux qui nous sollicitent ou qui sont vulnérables. Nous avons nos propres avocats, car le plus important est qu’ils soient protégés.
Les jeunes que vous accueillez sont-ils donc hors dispositif ?
AN : Refusés suite à leur évaluation de minorité, ils viennent chercher de l’aide pour lancer un recours auprès du juge des enfants. Majeurs selon l’État, mineurs selon eux, ils sont sans droits, mis à la rue, sans rien, sans un euro en poche, sans nourriture ni aide, avec tous les dangers liés à l’errance dans un pays inconnu.
Ils ne peuvent pas non plus être scolarisés, alors que c’est leur souhait le plus cher. C’est la loi. Donc, nous les orientons vers des cours proposés par des associations solidaires. Ce n’est qu’une fois le recours obtenu et leur minorité reconnue que nous pourrons les accompagner dans leurs démarches de scolarisation.
L’avenir de ces jeunes dépend donc de votre collectif ? Vous n’avez aucun soutien de l’État ou du Conseil départemental ?
AN : Nous sommes une petite association, mais nous faisons beaucoup avec peu de moyens. Tout dépend des possibilités, des ressources humaines et financières. Ce que nous souhaitons, c’est de trouver un lieu un peu plus pérenne pour faire de l’hébergement collectif. Avec l’hébergement citoyen, la mise à l’abri se fait pour 3 nuits, ce qui demande d’être en recherche constante. La gestion n’est donc pas facile, contrairement à l’hébergement collectif qui apporte un effet de groupe intéressant : les adolescents gagnent en confiance. Cela permet aussi de les observer dans des moments un peu plus intimes du quotidien, ce qui n’est pas négligeable lorsqu’on souhaite témoigner devant le juge. Nous cherchons un lieu mis à disposition, une location, voire même à acheter à prix d’ami à une commune ou à une église. Nous avons sollicité des mairies d’Ile-de-France, des diocèses. Pour le moment, cela ne donne rien du côté des communes, et quelques diocèses recherchent un lieu. En attendant, les citoyens payent l’hôtel puisque notre association fonctionne grâce aux dons qui sont défiscalisés.
Pour ce qui est de l’aide que nous recevons, aucune ne vient des collectivités publiques. Le Département de Paris dira qu’il est le plus convoité avec les départements voisins et qu’il ne peut pas accueillir tous les jeunes. Ce n’est pas un argument recevable, parce qu’il existe une clé de répartition. Si le jeune est reconnu mineur à Paris, il est envoyé ensuite vers un autre département, donc sa prise en charge ne relève pas du Département de Paris. Aujourd’hui, on constate que le dispositif de reconnaissance de la minorité est plutôt une machine qui ne laisse aucun bénéfice au doute. Nous nous battons pour que ces jeunes soient accueillis de façon inconditionnelle jusqu’à ce que leur majorité soit officielle. Ils doivent être mis à l’abri et ce n’est pas du ressort des associations. Normalement, le jeune devrait être nourri, logé le temps du recours, jusqu’à preuve de sa majorité, le cas échéant.
Mais comment un évaluateur peut-il statuer en 15 minutes ? C’est compliqué ! Dans l’hébergement collectif, le soir, nous les voyons jouer entre copains, rigoler, jouer au foot dans le jardin. Lors de sorties, nous nous rendons compte de leur fragilité, de leur minorité, à travers des gestes très infantiles. Une fois, un jeune est resté dormir durant 3 mois sous un abribus de Bobigny parce qu’il pensait que le juge allait l’appeler et qu’il fallait qu’il reste à côté du tribunal. Il était tout petit, reconnu majeur, il s’agissait en réalité d’une erreur.
Quelles recommandations feriez-vous ?
AN : Au moins la reconnaissance d’une présomption de minorité avec une mise à l’abri inconditionnelle durant le temps de l’évaluation. Cependant, un jeune aurait 18 ans, que peut-on lui proposer ? Ce n’est pas admissible de le laisser se débrouiller seul, dans une langue inconnue, avec des codes inconnus. Comment peut-il appeler le 115 ou retourner à la rue sans rien ? C’est de la non-assistance à personne vulnérable et en danger.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef.
[1] MIE : mineurs isolés étrangers.