Dans l’écoute de victimes de violences, la langue est bien plus que la langue. L’interprétariat est bien plus que de l’interprétariat. Il s’agit de l’humanité du sujet qui se déploie dans la parole. C’est ce moment où, enfin, celui qui a été écrasé par la torture, le viol ou l’humiliation, peut parler et renouer avec l’autre et le collectif dont il a été coupé. Car la première chose qui a été atteinte par la violence traumatique, c’est souvent la parole, autrement dit la possibilité de parler dans sa langue. La langue ici n’est pas seulement un système de signes qui assure la communication, c’est ce qui porte la voix du sujet. Pour cela, il est besoin d’un interprète, non pas d’un traducteur d’informations d’une langue à l’autre, mais d’un médiateur de la parole.
Pourtant, il est complexe de poser la question de la langue dans les migrations et dans l’accueil. Reléguée à celle de la traduction et de l’interprétariat du récit du demandeur d’asile, l’importance de la langue est souvent ignorée ou minorée.
Le paradoxe est de taille : alors que toute rencontre avec l’étranger est une question de langues, alors que toute la procédure d’asile est construite sur la base du « récit », les langues sont très rarement comprises, entendues pour ce qu’elles sont, non pas seulement la langue à « traduire» pour en tirer les informations utiles aux administrations, mais la langue maternelle, comme espace des affects où se tisse le rapport au monde, porteur des différences culturelles et donc lieu de rencontre avec l’altérité[1].
Comment expliquer cette occultation des langues dans les migrations ? Comme si la peur de l’étranger était aussi la peur des langues, inconnues. Les discours administratif, médiatique, politique, qui instrumentalisent la peur de l’autre, sont réfractaires à l’écoute de la diversité, et interdisent ainsi d’accueillir les langues étrangères autrement que comme les éléments techniques d’un dispositif administratif.
Pourtant, la possibilité de s’exprimer dans sa langue permet à l’exilé de trouver refuge, psychiquement et dans sa communauté de langue. C’est en effet la langue maternelle qui dit l’identité, la filiation, l’appartenance. Pour l’arrivant plongé dans un espace de langues qui lui sont étrangères, l’entreprise de traduction est nécessaire. L’interprétariat permet la médiation entre deux mondes langagiers et culturels.
Violences faites à la langue
F. est en France depuis 2017. Originaire d’Afghanistan, il a laissé sa famille après avoir été battu et laissé pour mort pour action subversive. Alors qu’il s’organise en France, obtient la protection subsidiaire, la chute de Kaboul, en août 2021, le plonge dans une angoisse abyssale. Il est envahi par la peur d’apprendre la mort de ses proches sans pouvoir rien faire. Son sentiment d’impuissance le replonge dans les scènes de torture, alors que ses bourreaux tentent de le faire parler : « Si je parlais, ils me tuaient et tuaient ma famille », dit-il. Les symptômes de psychotraumatisme surgissent, notamment une irascibilité incontrôlable. Reçu en consultation avec un interprète en dari, il explique qu’il ne peut discuter avec « personne » de son mal et surtout pas un « docteur français ». Il a trop peur d’être pris pour « un homme dangereux ». Il dit se sentir débordé par l’envie de faire taire toute personne qui s’adresserait à lui de manière intrusive. « À ce moment-là, ajoute-t-il, je pourrais frapper n’importe qui ». Cela, il ne peut pas le dire, ni même se le dire.
Cette vignette clinique rappelle la phrase de Primo Levi : « Là où l’on fait violence à l’homme, (…), on le fait aussi à la langue[2]. » Pour les victimes d’exactions, de guerre, de torture, de viols, la parole a été triplement atteinte. D’une part, l’irruption de la violence extrême dans la langue meurtrière, souvent la langue maternelle, en a perverti l’ordre symbolique. D’autre part, la rupture du lien social a lieu dans la langue, lorsque l’autre est aussi le traître : le passeur, qui précisément parle les langues, est aussi celui qui trompe et exploite. Enfin, le cadre politique du pays dit d’accueil violente la parole, lorsque le régime de la suspicion met en doute le récit du survivant. Plus encore, lorsque sa parole devrait pouvoir être enfin entendue dans l’espace politique, elle ne l’est pas : on ne comprend pas la langue de l’exilé.
Déni des langues et de l’importance de l’interprétariat
La possibilité d’écoute des exilés dans leur langue n’apparaît qu’aux moments-clés de leur parcours juridique et est loin d’être respectée, faute de moyens et de volonté politique. La directive européenne de 2015 prévoit un droit à l’information du demandeur d’asile « dans une langue qu’il comprend ou dont il est raisonnable de supposer qu’il la comprenne », que la loi sur l’immigration de 2018 en France applique. Lors de l’enregistrement de sa demande d’asile à la préfecture, le demandeur choisit la langue dans laquelle il sera entendu par les administrations de l’asile. À considérer qu’il puisse faire ce choix, les enjeux de la traduction sont vertigineux : impossibilité parler de l’expérience traumatique, restriction des espaces de traduction aux seules administrations, difficultés de compréhension entre les dialectes. Par exemple, le farsi d’Iran et le dari d’Afghanistan ont des particularités qui situent immédiatement l’interprète et ce qui peut lui être dit. L’arabe se décline en multiples formes dialectales dont l’intercompréhension est bien moins évidente qu’elle n’y paraît[3]. Ces éléments peuvent dramatiquement fausser la traduction de cette langue. Elle peut aussi, le demandeur le sait, le condamner.
Pourquoi une telle indifférence aux langues ? Est-il question d’un déni politique qui occulterait l’importance de la langue, dans ce qu’elle véhicule d’enjeux pour les questions migratoires ? En France, la valorisation de la langue n’apparaît que dans les politiques d’« intégration », dans leur dimension la plus normative, rappelant la nécessité d’apprendre le français aux prétendants à l’asile. Le français s’impose ici comme la langue officielle légitime, comme clé du contrat d’intégration républicain. Son apprentissage doit être immédiat et rapide : souhait louable si la langue est bien un outil d’insertion, mais décalé d’avec la réalité de l’exil. Le présent projet de loi Immigration et intégration[4] dont le premier titre propose d’assurer « une meilleure intégration » des étrangers « par la langue », propose de conditionner l’octroi d’un titre de séjour long à la réussite d’un examen de français. Présentée comme facteur d’intégration, la langue, ici le français, apparaît pourtant comme un facteur d’exclusion, à la fois direct et indirect, risquant ainsi de conflictualiser le rapport aux langues, dont l’entente est pourtant la clé de l’intégration.
L’interprétariat : porter l’autre dans sa langue
Dans la consultation, surgit une autre langue, pas seulement une langue informative. Bien sûr la traduction factuelle sur les données de l’anamnèse, le parcours médical ou l’histoire du patient est essentielle. La présence d’un interprète médiateur permet aussi de donner des clés culturelles. Par exemple, c’est lui qui, dans le cas de F., peut expliquer pourquoi il a déserté son foyer, ne supportant plus la vision de ses compagnons emmaillotés de draps blancs rangés sur des lits superposés dans la chambre, qui lui remémorait les corps préparés pour une inhumation collective après un carnage.
Mais le travail de la langue est plus que de l’explication ou du décryptage. Si le psychotraumatisme est la marque de l’effondrement des cadres de sens chez le patient, le travail clinique consiste à réanimer la fonction symbolique de la parole pour redonner au sujet des possibilités d’inscription dans le réel, et comme individu dans un collectif. Ainsi, un travail de la langue s’impose, pour retrouver la fonction expressive et métaphorique de la parole. Arrêter l’effraction traumatique, stopper le travail des bourreaux, c’est toujours permettre à la langue du patient de réémerger.
L’interprète médiateur endosse ici deux fonctions. D’une part, dans la consultation, il est le tiers qui diffracte la violence des mots dits dans la langue maternelle, qui peut aussi être la langue du trauma : il métabolise alors la charge de ces mots en les médiant par l’interprétariat.
D’autre part, l’interprète, par sa voix, par son intonation et son rythme, participe de l’adresse vivante à l’autre. C’est la prosodie de la voix qui dit la « reconnaissance d’un objet heureusement terceisé[5] ».
Ainsi, dans la consultation, en présence de l’interprète, le patient peut alors parler, et sa parole être portée dans sa langue, jusqu’au clinicien qui répond à son adresse. Il s’entend parler dans sa langue et il entend la réponse dans sa langue, celle où se loge sa reconnaissance comme sujet.
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue, psychologue clinicienne (hôpital Avicennne, consultation de psychotrauma), membre du CA du Centre Primo Levi
[1] Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky et Alexandra Galitzine-Loumpet, « Migrants : déni des langues versus hospibabelité », revue AOC, 18 juin 2021.
[2] Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Gallimard, 1989.
[3] Marie-Caroline Saglio-Yatzimirksy et Alexandra Galitzine-Loumpet (dir.), Lingua (non) grata. Langues, violences et résistances dans les espaces de la migration, Presses de l’Inalco, 2022, accessible sur open access.
[4] Voir le projet de loi sur le site https://www.senat.fr/leg/pjl22-304.html
[5] Laurent Danon-Boileau, Dans les plis du langage. Raisons et déraisons de la parole, Odile Jacob, 2023, p. 58.