Le travail avec des interprètes professionnels, qui participent physiquement à la consultation, fait partie de l’offre de soin du Centre Primo Levi. Il ne s’agit pas seulement d’un confort mais d’une nécessité clinique à différents titres.
Les personnes que nous recevons sont, le plus souvent, à leur arrivée, dans un état d’effondrement psychique en raison des violences vécues au pays d’origine et sur le trajet migratoire. Elles sont repliées sur elles-mêmes, dans un état de défiance à l’égard de l’autre, quel qu’il soit. Elles savent ce dont le semblable est capable. Les personnes non francophones que nous recevons sont, en outre, assujetties, depuis leur arrivée en terre d’exil, à la difficulté permanente de se faire comprendre et d’être compris. Cette impossibilité de communiquer alourdit considérablement leur vie et contribue à maintenir indéniablement les effets du psycho-traumatisme. Alors, proposer un interprète dans la langue natale ou la langue du choix du patient répond d’ores et déjà à une préoccupation clinique. En contribuant à lui faciliter l’effort de parler et en nous adaptant à sa situation, il est déjà pris en compte et considéré.
Le médecin ne traite pas une maladie, surtout lorsqu’il s’agit de la torture. Il soigne une personne, qui, bien que présentant les mêmes symptômes qu’une autre, nécessitera un soin particulier et adapté.
Ainsi, au regard de son isolement et de sa relégation au ban de l’humanité, recevoir à ma consultation ce patient débouté du droit d’asile avec un interprète change le dispositif médical habituel qui repose sur le colloque singulier : un patient, un médecin. Ici, nous formons un micro-collectif au cœur duquel se trouve le patient. Les paroles qui circulent entre nous trois, en prenant le temps, d’une langue dans l’autre, de l’autre dans l’une, commencent, dans ce moment de nouage, à retisser des liens, choses que la torture avait détruites. Au terme du rendez-vous, il existe une chaleur humaine qui nous a baignés et avec laquelle le patient repart. Il peut ainsi commencer à retrouver une part de lui-même qui ne lui était plus accessible depuis les violences subies au pays. Cette chaleur partagée au sein du dispositif de la consultation a opéré comme un laboratoire in vivo d’une possible confiance en l’autre retrouvée.
Lors des rendez-vous à l’extérieur, dans d’autres structures et, notamment, à l’hôpital, il est presque toujours nécessaire de s’assurer qu’un interprète a pu être sollicité pour le rendez-vous. En effet, si le patient n’en fait pas la demande explicite au moment de la prise de rendez-vous, ce n’est pas systématique. Parfois, il n’y a pas d’interprète dans la langue du patient. Et pourtant, son absence en consultation hospitalière peut être source d’erreurs médicales graves. Pour exemple, ce chirurgien qui, s’appuyant sur la traduction d’un fils, a noté dans le dossier de sa mère que la pathologie et l’intervention concernaient le genou droit, alors qu’il s’agissait du gauche. Ou bien encore, une consultation gynécologique qui se faisait sans interprète sous prétexte que le mari qui l’accompagnait parlait français. L’objet de la consultation concernait une grossesse nouvellement découverte. Le mari traduit pour sa femme. À la question du gynécologue, la femme répond qu’elle souhaite cette grossesse. Le mari qui pensait autrement a « traduit » que sa femme voulait avorter. C’est dire comme les interprètes professionnels sont de précieux collaborateurs.
Dans ma pratique médicale au Centre Primo Levi, le recours à l’interprétariat est d’une importance indéniable : l’anamnèse peut être poussée en détail, le patient peut aussi s’exprimer spontanément et apporter des informations supplémentaires. Je peux être assurée que mes explications et mes prescriptions sont comprises. Le suivi est également amplement facilité : je peux m’assurer du bon suivi du traitement, de son efficacité, de ses effets secondaires, plutôt que de me (mé)contenter – lorsque la langue partageable est trop lâche dans un sabir inapproprié – de réponses approximatives, laconiques, évasives, sujettes à de nécessaires interprétations de ma part qui me laissent dans un flou, un doute, qui ne favorise pas, voire qui s’oppose, à la bonne marche du soin et à la guérison. La répartition des places que nous occupons dans la salle joue également un rôle. Je préfère que l’interprète soit entre le patient et moi à l’un des sommets du triangle que nous formons tous les trois. Il est l’intermédiaire. Il permet au patient de diriger son regard comme il lui convient. Le diriger vers l’interprète, qui figure un support plus accessible, moins étranger, et, de la sorte, éviter une forme de dualité entre le patient et moi qui peut être trop « confrontante » lorsque la rencontre est encore fraîche. L’instauration d’une relation de confiance est le préalable à l’acte de soin. Puis, à un moment donné, le patient tourne son regard vers moi, nous nous envisageons. Alors, quelque chose s’est passé, comme un assentiment. Il m’a lui aussi reconnue. C’est important, je sais alors que je suis son médecin. Dans cet intermédiation, l’interprète prête son corps, c’est-à-dire sa qualité de présence, la modulation de sa voix, avec son rythme, sa hauteur, et aussi son regard.
Lorsque je parle, je regarde l’interprète pour m’assurer qu’il comprend ce que je dis, c’est-à-dire qu’il comprend les mots que j’utilise et ce que je veux dire. Puis, lorsqu’il traduit, j’ai tout loisir de regarder mon patient, de l’écouter s’exprimer dans sa langue, avec sa prosodie, son rythme propre, je le vois apparaître bien autrement que si nous communiquions avec des embryons de phrases en français. L’interprète commente après-coup son niveau de langue, la clarté de son expression, toutes choses qui me permettent de mieux connaître mon patient. C’est l’occasion pour moi d’entendre ce qui m’a échappé pendant la consultation. Par ailleurs, ce temps de conclusion permet aussi à l’interprète d’exprimer ce qui a pu le toucher particulièrement, voire un peu trop, et ainsi de ne pas repartir seul avec cela.
A contrario, il y a une part de mon travail qui exige de l’interprète qu’il traduise exactement les mots que je prononce, quitte à mettre en suspens son esprit critique. Lorsque je pratique une séance de thérapie manuelle, de somato-psycho-pédagogie, avec ma patiente qui est alors allongée sur la table de massage, mes mains posées sur son corps sont à l’écoute de celui-ci, de sa demande silencieuse et des modulations toniques, des perceptions, des changements de consistance de la matière du corps, des orientations nouvelles d’un mouvement subjectif dans son corps, et des changements conjoints de l’ambiance affective en elle. Je nomme ce qui apparaît sous mes mains et qui parvient à ma conscience, afin que ma patiente puisse s’approprier ce qu’elle est en train de ressentir qui se situe dans un lieu intime où se manifeste le vivant dans le corps et où le sens qui en émane ne se donne pas sous forme langagière en première instance. Ici, c’est moi qui interprète et je demande à l’interprète de me suivre avec la docilité d’un dictionnaire. Parfois, au démarrage d’une séance, spontanément, l’interprète approche son siège tout près de la table de massage. Alors, il implique son corps et la patiente entend à une fraction de seconde d’intervalle ma parole en français et, de l’autre oreille, son écho murmuré dans sa langue. De ce moment vécu dans la lenteur, la douceur, où le silence a été honoré par quelques mots, les trois protagonistes qui se séparent se sentent plus humains lorsqu’ils s’en vont.
Agnès Afnaïm, médecin généraliste