Alors que l’Union européenne vient d’adopter le Pacte Asile Migrations, les frontières sont de retour en Europe, à l’extérieur comme à l’intérieur. Damien Carême, député européen et ancien maire de Grande-Synthe, alerte sur le danger de ce pacte et montre qu’un accueil digne des personnes exilées est possible.
La notion de frontière, qu’on croyait disparue dans l’espace européen, est en réalité bien présente pour les personnes exilées, quel est votre sentiment sur ces frontières invisibles ?
Elles sont de moins en moins invisibles. Je reviens de la frontière polono-bélarusse, qui est délimitée par un mur, doublé d’un rideau de barbelé de 187 km de long. Cela tranche par rapport à l’histoire européenne. Chaque année, nous célébrons la chute du mur de Berlin, que nous sommes en fait en train de reproduire. De plus, avec le nouveau Pacte Asile Migrations qui vient d’être adopté, l’Europe va maintenant financer ces murs et ces barbelés, ce qu’elle se refusait de faire jusqu’alors. Et puis, il y a les frontières à l’intérieur même de l’Europe. Quand on se rend à Menton, à Montgenèvre, il est facile de réaliser que ces frontières sont revenues, alors que l’espace Schengen garantit la libre circulation des individus. Les États membres de cet espace ont certes la possibilité de rétablir temporairement des contrôles à leurs frontières nationales en cas de menaces pour l’ordre public ou la sécurité, mais uniquement pour des périodes renouvelables de 30 jours et pour une durée maximale de 6 mois. Dans cette région, cela fait 9 ans que les autorités françaises ont rétabli les contrôles policiers, qui vont encore être activés toute l’année 2024 en raison des Jeux olympiques.
Nous parlons là de frontières visibles, mais il existe, en effet, des frontières invisibles pour les personnes exilées, qui se basent sur Eurodac, le système européen de comparaison des empreintes digitales des demandeurs d’asile. Si une personne est contrôlée en France et si elle apparaît dans ce système comme étant entrée en Europe par la Grèce, par l’Italie ou par l’Espagne, elle peut, en vertu du règlement dit de Dublin, y être renvoyée. Le nouveau Pacte Asile Migrations va plus loin encore en consacrant la fiction de « non-entrée » : l’arrivée d’une personne d’un pays tiers n’aura officiellement lieu que lorsqu’elle a été autorisée à entrer dans un État européen, indépendamment de sa présence physique sur le territoire. Il s’agit de la nouvelle procédure de « filtrage » introduite par le Pacte. Donc, par exemple, une personne sans titre de séjour régulier, contrôlée Gare du Nord à Paris, qui n’aurait pas été soumise à cette procédure de « filtrage » en amont, le sera suite au contrôle de police. La fiction de « non entrée » s’applique alors : cette personne ne sera pas considérée comme étant officiellement arrivée en Europe même si elle se trouve Gare du Nord. Il sera donc possible de la rediriger vers une procédure de retour pour l’expulser hors de l’espace européen.
On mesure encore mal en France les conséquences du Pacte Asile Migrations. Pouvez-vous nous en parler, notamment à propos de ces hotspots qui seront disséminés un peu partout ?
C’est effectivement l’approche hotspot qui va être généralisée. Les personnes exilées seront bloquées aux frontières européennes, dans des centres fermés où les autorités prendront le temps d’examiner leur demande d’asile et de décider si elles sont orientées vers une procédure normale ou une procédure de reconduite à la frontière. Un tri par nationalité va être effectué afin de placer de nombreux exilés en procédure d’asile aux frontières européennes. Les ressortissants des pays dont le taux de protection moyen au sein de l’UE est inférieur à 20% ne seront pas autorisés à déposer une demande d’asile selon la procédure normale. Ils seront privés de liberté aux frontières durant toute la durée de l’examen de leur demande, et seront directement renvoyés chez eux si leur demande est rejetée. Cela est complètement contraire à la Convention de Genève, le droit d’asile est individuel et ne laisse aucune place pour un « tri » en fonction de la nationalité. Nous avions compté, avec mon équipe, que, si toutes les procédures aux frontières mises en place par le Pacte (filtrage, procédure d’asile à la frontière, procédure de retour à la frontière) étaient appliquées à certaines personnes exilées de façon consécutive, ces personnes pourraient être privées de liberté pendant plus de six mois, voire plus d’une année si les dérogations prévues par le Règlement Crise[1] devaient être appliquées.
Des centaines de millions d’euros ont été et seront dépensés pour consolider ou construire cette « Europe forteresse », quelle est vraiment l’efficacité de ce système répressif ?
Il ne va rien changer, à part rendre plus difficile le parcours. 3 000 morts ont été comptabilisés en Méditerranée rien que sur l’année 2023. Voilà ce que cela génère. Il n’y a jamais eu autant de tentatives de passage vers la Grande-Bretagne que maintenant. Donc, on voit bien que l’approche répressive ne fonctionne pas. Les exilés continuent de passer, d’autres routes se forment. Le coût financier est, par contre, énorme, les forces de l’ordre qui doivent intervenir régulièrement à Calais ou ailleurs mobilisent des moyens colossaux. Aujourd’hui, le budget de l’agence Frontex doit être de 800 millions d’euros. Il sera de 1,1 milliards ou 1,2 milliards en 2027. Il faut ajouter à cela les accords avec les pays tiers pour lutter contre l’immigration irrégulière, celui avec la Tunisie représente 110 millions d’euros.
Je me souviens de ce que m’avait dit Gérard Collomb quand il préparait sa loi de 2018. Il me disait : « 0n va leur faire passer l’envie de venir chez nous. » Ça n’a pas marché. La loi immigration qui vient d’être adoptée en France ne va rien changer non plus. Une étude du Programme des Nations Unies pour le développement avait montré que 82% des exilés auraient recommencé leur périple depuis l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe en dépit de la violence du parcours et des barrières administratives. Cela montre leur détermination. Alors que l’Europe est, dans certains cas, directement responsable de leur départ. Je prends l’exemple du Sénégal : parmi les Sénégalais qui ont trouvé la mort dans la traversée de la Méditerranée, beaucoup d’entre eux étaient pêcheurs. Leur gouvernement a passé des accords de pêche avec l’Europe et la Chine : donc, toute la ressource halieutique du pays a été confisquée par les chalutiers chinois et européens, les petits pêcheurs sénégalais se retrouvent sans ressources et doivent émigrer. Quand on sait que le poisson pêché là-bas est réduit ensuite en farine pour nourrir le bétail en Europe…
Quel lien faites-vous entre votre mandat de maire à Grande-Synthe, où s’était développé un véritable accueil des migrantes et migrants, et ce qui se passe en ce moment ?
Nous n’avions pas le choix. À l’époque, 2 500 personnes étaient présentes sur la commune. Grande-Synthe est une ville nouvelle, née dans les années 60, je n’avais pas la possibilité de réquisitionner des bâtiments. Donc, nous avons dû construire un camp pour les accueillir, tout en essayant de créer un lien avec la population grand-synthoise. Cela a permis de déconstruire le discours ambiant sur la migration. Entre 2004 et 2019, moment où j’ai démissionné de mon mandat pour devenir député au Parlement européen, il n’y a pas eu un seul fait de délinquance sur la voie publique lié à des personnes migrantes. 4 millions d’euros ont été dépensés pour leur accueil. 1,5 millions ont été pris en charge par la ville et 2,5 millions par Médecins sans frontières. Jamais je n’ai une remarque d’un habitant nous accusant d’en « faire trop pour eux, pas assez pour nous ». Nous avions des politiques sociales déjà solides, donc, il n’y avait pas cette impression de mise en concurrence des personnes. La population de la ville a trouvé normal d’aider les migrants. Et pourtant, 33% des foyers qui y vivent sont sous le seuil de pauvreté, il y a 28% de chômage. Mais, voilà, les gens m’interpellaient dans la rue en me disant « On ne peut pas laisser ces personnes, comme ça, sans rien ? » L’histoire multiculturelle et ouvrière de la ville y est sûrement pour quelque chose.
Vous disiez, lors d’une interview, que montrer l’exemple n’est pas la meilleure manière de convaincre. C’est la seule. Quel exemple faudrait-il montrer, selon vous ?
Il y en a plein. Au sein de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita)[2], de nombreuses villes aujourd’hui mènent des expériences intéressantes. Par exemple à Villeurbanne, une carte de citoyenneté locale permet à toute personne vivant sur le territoire de la commune d’avoir accès aux services publics. Il y a un élan énorme de générosité de la population française, des centaines de lieux ont ouvert pour accueillir des étrangers. Et, partout, cela se passe bien, mais cette générosité est peu montrée. À Saint-Brévin, où l’extrême droite avait menacé le maire, la dynamique d’accueil se poursuit. Cette mobilisation me redonne de l’énergie, surtout après ces nuits de négociation à Bruxelles autour du Pacte migratoire. Voir les bénévoles, les associations, les villes qui œuvrent et qui combattent est le meilleur antidote au découragement.
Propos recueillis par Maxime Guimberteau, responsable communication et plaidoyer
[1] « La proposition de nouveau règlement sur les situations de crise prévoit des règles de procédure appropriées, des dérogations et un déclenchement rapide de mécanismes de solidarité pour faire face à des situations de crise, telles que la crise migratoire de 2015 ». Conseil européen.
[2] Co-présidée par Damien Carême.