Le corps humain a la capacité biologique de se réparer après avoir subi un choc ou une attaque : produire des anticorps, cicatriser. Lorsqu’il est plus atteint, c’est un autre enjeu : suis-je toujours le même ? Des éclairages sur la capacité du vivant à se régénérer avec Tarik Chekchak, directeur du pôle biomimétisme de l’Institut des Futurs souhaitables.
Qu’entend-t-on par vivant en biologie ?
C’est une grande question parce qu’il existe beaucoup de débats et d’écoles différentes qui n’apporteront pas les mêmes réponses. Pour ma part, je retiens la capacité à faire des choix en sélectionnant dans l’environnement des éléments qui intéressent le système vivant et auxquels il est adapté. Et j’utilise volontairement le terme de système vivant qu’il est possible d’observer aussi bien dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand, c’est-à-dire complexe et diversifié. Plus concrètement, nous pouvons observer des systèmes vivants aussi bien au niveau de la cellule, du virus – qui est à la frontière du vivant – que de la biosphère. Il existe sept planètes dans notre système. Il pourrait exister d’autres formes de vie sur l’une d’elle. Certaines théories, notamment celle de James Lovelock, environnementaliste, et Lynn Margulis, microbiologiste, considèrent la terre comme un système vivant, c’est-à-dire avec des processus dynamiques maintenant des conditions favorables à la vie. Il existe bien sûr différentes visions à travers le monde. Dans d’autres cultures, la terre est considérée comme un être vivant et lui donne un nom, la personnifie : Gaïa (Déesse-mère dans la mythologie grecque) ou Pachamama (Terre-mère chez les peuples andins) mais au niveau de la science, le système vivant est caractérisé par une interaction entre la vie et le non-vivant, comme le minéral, le liquide ou le gazeux. Le système vivant, c’est quelque chose qui est capable de s’organiser grâce à des flux de matière, d’énergie et d’information. Par exemple, l’être humain se nourrit, va ensuite extraire ses déchets, tout cela en sélectionnant des éléments dans son environnement. Parfois, il ne va pas avoir le choix, notamment sur la route de l’exil ou lorsqu’il est incarcéré, mais d’une manière générale, l’humain va sélectionner ce qu’il va faire entrer en lui, comme les aliments. Ce dont il va se saisir pour se structurer relève souvent de sa volonté consciente, ce qui n’est pas le cas chez toutes les espèces.
Humberto Maturana, biologiste et Francisco Valera, neurobiologiste – qui étaient tous deux des réfugiés chiliens – ont proposé le concept de l’autopoïèse, c’est-à-dire d’un système en permanence auto-organisé avec des propriétés remarquables. L’être humain par exemple se construit par lui-même, à partir de l’énergie mais aussi de l’information qui l’entoure. Cette autopoïèse pourrait se définir comme une dynamique provenant de l’intérieur de vous-même, une capacité à s’organiser de l’intérieur (personne n’est venu vous construire cellule par cellule) qui vaut aussi bien pour la cellule que pour un groupe social.
Une dernière caractéristique du vivant que nous pourrions retenir est que la vie est toujours orientée vers des buts (se reproduire, se maintenir, etc.). Cela suggère donc quelque chose de dynamique. Ce « design » du but est extrêmement important pour des espèces présentant des dimensions culturelles comme c’est le cas chez les êtres humains. Avoir une « raison d’être », par exemple, est un but qui peut être destructeur, comme c’est possible de le constater lors d’un génocide, ou au contraire émancipateur, comme dans le cas des luttes pour les droits humains fondamentaux.
Tarik Chekchak est Directeur du pôle biomimétisme de l’Institut des Futurs souhaitables et expert associé du bureau d’étude PIKAIA. Il a été pendant 12 ans directeur « Sciences et Environnement » de l’Equipe Cousteau. Ingénieur écologue de formation, il a une formation initiale de biologiste et de spécialiste de la gestion intégrée des milieux naturels, prenant aussi bien en compte les aspects socio-économiques que naturels et culturels.
Que se passe-t-il lorsque le corps est atteint ? Si nous reprenons cette idée de dynamisme, visant à se reproduire, se maintenir, le corps aurait donc une capacité de cicatrisation ?
Il existe plusieurs façons de concevoir cette capacité à cicatriser et la nature nous donne beaucoup d’exemples, notamment au niveau des écosystèmes, comme le sont un récif de corail ou une forêt. Si nous prenons une forêt, elle peut se cicatriser jusqu’à un certain point si les problèmes ne sont pas trop nombreux. Tout dépend de l’intensité des chocs qu’elle a subis. Elle peut se reconstruire toute seule après avoir été détruite par un feu, sauf si l’humain l’a trop déstabilisée, auquel cas elle deviendra une garrigue. On parle d’une perte de résilience.
Tous les systèmes vivants ont des mécanismes qui se déclenchent dès qu’un problème se présente, y compris notre corps. Il est donc préparé à recevoir des chocs. Lorsque cela arrive, comme c’est le cas pour un virus par exemple, il va se mettre à produire des anticorps. C’est donc tout un processus qui se met en mouvement lorsqu’il est atteint, dont nous pourrions distinguer deux temps : la résistance et la résilience. Notre corps a la capacité de résister sans mourir lorsqu’un choc se présente, c’est ce que l’on peut appeler la résistance. Mais il a aussi la faculté de se reconstruire après celui-ci, c’est alors de la résilience. Cela revient à se poser les questions « Comment est-ce que je résiste à un choc et comment je me reconstruis après ? ».
Cette capacité à se reconstruire relève donc de la normalité. Est-ce que vous observez dans notre environnement une forme de survivance ? C’est-à-dire des situations où la capacité physique est opérante mais pour autant, le système vivant ne se répare pas ?
Cela questionne la possibilité pour un système vivant de continuer son existence malgré la perte, par exemple d’un membre ou d’un organe. Dans notre environnement, il existe des espèces qui ont prouvé leur robustesse et leur capacité de résilience après avoir traversé des événements qu’ils n’auraient pas dû traverser. D’un côté, nous pouvons observer chez certaines espèces une possibilité de reconstituer un organe perdu, comme par exemple la queue d’un lézard qui peut se reconstruire. Cependant, cela n’est évidemment pas toujours le cas, d’où la question : suis-je toujours moi-même si mon corps ne se reconstruit pas ? Suis-je toujours humain ? Que se passe-t-il lorsque je n’ai plus certaines parties de mon corps, comme c’est le cas par exemple, après avoir subi un accident ? Imaginons qu’une personne se retrouve tétraplégique. Il s’opère pour elle, une forme de choix dans la perception de ce vécu. Elle peut ne plus se sentir humaine, au point de se tourner vers le suicide, ou bien elle peut continuer à exister. Être survivant, c’est prouver sa résilience alors que certaines parties du corps ne parviennent pas à se reconstruire. La question qui se pose est de savoir si cet organe perdu fait partie ou non de son identité. C’est là qu’intervient le rôle du psychisme.
Cela voudrait dire que le psychisme a un effet sur la reconstruction ? Autrement dit, l’interaction entre l’esprit et le système organique est-elle proprement humaine ou est-il possible de l’observer chez d’autres espèces ?
Il est difficile de se mettre dans la tête d’une autre espèce pour répondre, et encore plus lorsqu’il s’agit d’espèces différentes. Donc, nous ne pouvons être que dans l’interprétation.
Chez l’humain ou chez certains grands singes, l’influence du psychisme est très importante. Pour le comprendre, prenons l’exemple de la souffrance, dont nous pourrions dégager deux formes. Tout d’abord, celle qui est naturelle, comme c’est le cas pour une plaie qui cicatrise. Bien que subie, celle-ci est supportable car elle est liée aux circonstances de la vie. Mais il existe un autre type de souffrance qui pourrait s’énoncer comme une « souffrance de souffrir », en d’autres mots « je souffre de savoir que je souffre ». Dans ce cas de figure, elle est impossible à supporter. Donc, lorsque la douleur physique est associée à un élément extérieur, lié à la vie, elle pourrait relever de l’ordre de l’acceptable mais lorsqu’elle provient de soi, elle n’a plus cette même acceptation car elle a été rajoutée par l’esprit de la personne. Il existe cependant des moyens pour atténuer cette souffrance psychique, car là aussi, l’humain a de grandes capacités à modifier sa perception, notamment en ce qui concerne la gestion de la douleur. Nous avons constaté les effets que peut produire la méditation par exemple.
Chez de nombreux animaux, nous sommes plutôt dans le premier registre de la souffrance, c’est-à-dire celle qui n’est pas entraînée par le mental. Donc nous pourrions dire que la souffrance psychique dépend de la capacité à se représenter le monde. C’est cela qui peut avoir un caractère destructeur.
Cette impossibilité à se reconstruire serait-elle donc essentiellement humaine ?
Elle est bien sûr présente dans les cultures humaines puisque c’est en lien avec la conscience de soi mais elle se retrouve aussi chez d’autres espèces, comme les éléphants ou les dauphins. Sans pouvoir identifier précisément ce qui se passe dans la tête d’un éléphant, nous savons qu’il existe de la souffrance psychologique chez ces mammifères. Ils ont une sorte de conscience d’eux-mêmes et peuvent être dans des formes de deuil. Par exemple, ils peuvent rendre hommage à leurs congénères morts en se déplaçant et en restant auprès d’eux pendant un certain temps. Si nous avons encore beaucoup de questionnements, nous soupçonnons que ces deux formes de souffrances, organique et psychologique, se retrouvent donc chez ces mammifères.
Cette souffrance psychologique qui s’additionne à la souffrance biologique du corps n’est pourtant pas l’unique conséquence de la capacité à s’identifier à un corps, à un récit de vie et à réfléchir à sa place dans le monde. Cette même capacité peut être mobilisée pour au contraire positiver et redonner un sens constructif à sa vie, même après une terrible épreuve. Alors cet esprit si particulier devient un allié de la reconstruction.