La pratique auprès de personnes ayant traversé des violences intentionnelles questionne les effets du trauma sur les logiques du lien social. Le trauma conduirait à une rupture de celui-ci, c’est-à-dire à une césure dans le lien aux autres et au monde. Dans notre clinique, nous préférons utiliser le concept de désaffiliation qui présente l’avantage de sortir d’une conception de la perte, et d’introduire une réversibilité possible dans la logique du phénomène trauma/lien social. Ce concept nous situe donc du côté du processus et du vivant.
De ces premiers présupposés découlent des questions pratiques : pourquoi le sujet traumatisé se désarrime du social ? Se désarrime-t-il complètement ? Quelles accroches perdurent malgré tout ? Comment l’espace thérapeutique peut-il favoriser la relance d’une affiliation ?
Pour illustrer nos réflexions, nous présentons quelques éléments cliniques du suivi d’un jeune patient que nous appelons Paul.
Paul est d’origine africaine, il a 29 ans et présente à son arrivée au centre de soins un tableau de stress post-traumatique majeur : sentiment de persécution permanent, insomnies, angoisse, énurésie, fugues pathologiques, dissociation, cauchemars, pensées obsédantes. Sa situation administrative et sociale est chaotique, il dort à la rue et n’a aucune possibilité pour se sécuriser ni répondre à ses besoins premiers.
Dans ce premier temps du suivi, nous observons combien son environnement externe et interne est dans une résonnance complète à la désorganisation traumatique : déliaison, attaque et discontinuité. Paul paraît en désaffiliation complète. Il décrit un quotidien solitaire où les autres portent un visage étranger, voire menaçant. Il met tout en place pour éviter le lien social.
Nous repérons les effets de cette désaffiliation sur notre dispositif thérapeutique : le patient vient en pointillés aux séances, disparaît pendant plusieurs semaines pour réapparaître enfin mais dans un autre temps que celui du rendez-vous. Nous repérons combien nos éprouvés contre-transférentiels sont marqués par l’inquiétude, l’inconnu et la discontinuité, en écho à son propre vécu. La première partie du travail thérapeutique consiste alors dans cette offre d’un cadre stable malgré la tempête, un cadre qui se veut contenant et résistant aux attaques des effets du trauma. Il s’agit de tenir bon malgré les perturbations et d’assurer une continuité.
Peu à peu, nous devenons familières à Paul, et nos visages semblent lui être moins inquiétants. Une régularité commence à s’installer dans ses venues, avec une possibilité d’amorce de travail. Nous pensons ici à un début de relance d’affiliation en lien avec notre dyade thérapeute-interprète. Paul évoque des vécus d’apaisement lors des séances, avec la sensation de retrouver un lieu sécure. Quelque chose semble se poser. Le centre de soins émerge comme un espace refuge au sein duquel il peut venir se protéger. Nous devenons ces premiers autres dans une fonction d’accueil, et avec cela renaît l’espoir de pouvoir retrouver un lien d’humanité et humanisant dans la rencontre d’autrui.
Dans le même temps, Paul se voit proposer un hébergement, quittant ainsi la rue pour un environnement stable. Il y a dans cette proposition le signe d’une réalité sociale qui lui accorde à nouveau une place. Elle a pour effet de permettre un adossement ainsi que le recouvrement d’une verticalité. Nous observons en séance une diminution des phénomènes dissociatifs, comme si une réunification psychique devenait possible avec des pensées plus construites.
Par la suite, Paul obtient un statut de réfugié, reconnaissance du pays d’accueil lui assurant protection et pérennité de sa présence sur le territoire. Cet événement vient relancer ses possibilités affiliatoires. Le jeune homme est en capacité de rêver à nouveau sa vie. Ses projets sont florissants : apprendre le français, reprendre les études, avoir un travail pour aider les autres.
Dans cette clinique du trauma, nous repérons combien les possibilités thérapeutiques sont interdépendantes des conditions de réalité concrète des patients. Pour être en lien avec les autres, avec le monde, il y a nécessité d’une place, d’une adresse, d’un lieu. Pour s’affilier à d’autres, il faut se ressentir accueilli en tant que semblable.
Mélanie Maurin, psychologue clinicienne, Centre de soins Osiris, Marseille