Un père

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« L’unité est ce par quoi chaque être est dit être Un. Le nombre est une multitude composée d’unités [1]

J’ai commencé à recevoir Tatiana lorsqu’elle avait 7 ans. La cure dure depuis cinq ans.

La cure s’est construite peu à peu au travers de dessins et de jeux témoignant de ses transformations psychiques. Le motif des consultations énoncé par sa mère était les angoisses nocturnes de sa fille, égrenées de cauchemars. Tatiana ne voulait pas entendre parler de la nuit : « Je veux qu’il y a toujours le soleil ».  Son père, elle ne l’a vu que très peu, et cela entre sa naissance et ses deux ans. La mère ne sait qu’en dire de peur d’effrayer sa fille. Elles se sont retrouvées sur les routes de l’exil en raison de la guerre civile dans leur pays.

Premier dessin : elle dort dans le même lit que sa mère, elle veut rester collée à elle. Sa mère qui « n’a plus qu’elle », et vice versa, est toutefois épuisée. Les morts et les disparus forment un paysage familial dont la mère peine à dire quelque chose. Premier dessin donc, Tatiana et sa mère sont couchées dans le même lit. Réalité de l’exil et de la précarité du logement, mais aussi vœu exprimé par Tatiana : « Je veux qu’on soit collées comme de la glue ». Je lui présente une paire de ciseaux multicolores. Elle va commencer à faire des découpages pendant de nombreuses séances, jusqu’à confectionner des enveloppes, dont elle replie les bords avec de la colle. Les lettres sont adressées à sa mère.

Elle écrit des petits récits fantastiques en séance en les illustrant. Les mots ne sont pas scindés, ils apparaissent par grappe et sont écrits phonétiquement. L’absence d’orthographe accentue la difficulté à percevoir l’unité de chaque mot, et donc leur déchiffrage. Quand je lui fais remarquer qu’elle colle les mots et qu’il faut les séparer par unité, elle refuse catégoriquement ! « Ça ne fait pas une chanson », me répond-t-elle, et fabrique un piano avec des ciseaux et de la colle, dessine les touches noires et blanches. Les illustrations sont assez brouillonnes la première année, mais au fil des séances, son trait se transforme et devient sûr. Elle s’applique à tracer chaque détail et l’utilisation des couleurs, précise et nuancée, forme une grammaire et une syntaxe maîtrisées du dessin.

Elle se plaint des cours de mathématiques qu’elle déteste. Lorsqu’on joue à la maîtresse, elle fait des additions, jamais de soustractions car elles la mettent en difficulté.

Dernièrement, elle a posé des divisions : elle peut désormais retrancher et séparer.

Lorsque je lui propose de faire un arbre généalogique, tout est emmêlé. La branche paternelle est complétée par les noms des ascendants maternels, certains apparaissent deux fois, dans chacune des branches. Les générations ne sont pas à leur place. Tatiana me dit qu’elle ne se souvient plus de sa date de naissance ! À la fin de cette séance, elle posera la question suivante : « À quoi ça sert un nom de famille ? ». Je lui réponds : « À faire la différence ». La mère de Tatiana me dit qu’elle lui reproche souvent l’absence de son père, signe d’un repérage du manque.

Pendant une année, elle voudra jouer à la marchande : occupant tour à tour la place de la cliente et de la marchande, jouant à ce qu’on gagne et à ce qu’on perd en laissant de l’argent.

Dans sa cure, elle va se « construire » un père lors de cinq séances cruciales qui allègeront son angoisse. En jouant à la marchande, elle introduit un père qui achète un sac pour sa fille. Dans la séance suivante, elle joue à être une vendeuse de meubles « du présent et du passé », et invente un personnage dont le nom se prononce phonétiquement « ma fille ». Je lui demande si c’est le père qui avait acheté un sac pour sa fille à la séance précédente.

Au retour des vacances, elle dessine deux personnages féminins, sortes de sirènes identiques, flottant l’une à côté de l’autre, l’une est la miniature de l’autre. Elle ajoute un dessin d’enveloppe : c’est le père de la sirène qui l’a envoyée. Elle inscrit la mention suivante : « Lettre Envoyer par le père ».

Avant les vacances, dans un jeu de poupées qu’elle mettait en scène, des enfants recevaient une lettre du père, apportée par un facteur. Elle me dit qu’elle veut devenir archéologue pour découvrir « les trésors du passé ».

La séance suivante, elle me dessine un portrait de son père.

Ce qui apparaît alors c’est la difficulté de la mère à faire exister cette fonction paternelle, à lui donner consistance en tant qu’instance séparatrice, sa fille devient « opposante », « elles ne sont plus d’accord ». Tatiana a un père et elle s’en sert pour se différencier symboliquement de sa mère. Plus besoin de collage imaginaire et réel. Elle affirme ainsi sa différence. L’identité c’est d’abord cela.

Nathalie Dollez, psychologue clinicienne


[1] Traduction d’une citation d’Euclide, Éléments, 4, VII, mise en exergue dans la leçon du 13 déc. 1961, J. Lacan, Séminaire, Livre IX, L’identification, inédit.