Comment se passe une séance thérapeutique avec un interprète ? Comment traduire les émotions ? Comment faire passer le « message » ? Valentin Hecker, psychologue clinicien au Centre Primo Levi et Helmi Trad, interprète en langue arabe à ISM Interprétariat, vivent ces questions au quotidien, et ont accepté d’échanger sur leur ressenti.
Comment se passe une première séance thérapeutique avec un interprète ?
Valentin Hecker : Les interprètes qui viennent pour la première fois au Centre Primo Levi sont accueillis par la responsable du service Accueil. Ils sont informés sur notre fonctionnement comme, par exemple, le fait d’utiliser la première personne, le « je », pour traduire ou d’être au plus près des mots. En tant que psychologue, je présente succinctement la personne suivie avant la séance, sans trop en dire non plus. Je sais que l’interprète peut parfois être parachuté dans une consultation, sans aucune information, alors qu’il a été dans des lieux différents juste avant. Je précise donc s’il y a une spécificité, comme une surdité ou quelques éléments de contexte si la situation est compliquée.
Helmi Trad : Avoir un briefing me rassure en tant qu’interprète, pour ne pas naviguer à vue. Sinon, je suis obligé de supposer ou de poser des questions, ce qui peut déconcentrer. Obtenir quelques éléments contextuels, ce n’est pas connaître l’ensemble de l’histoire de la personne. Ce sont de petites orientations qui rassurent dans le dialogue et dans l’interprétariat.
Traduit-on de la même manière dans l’espace thérapeutique, accueil, juridique ou social ?
HT : Non, je n’interviens pas de la même façon selon que j’accompagne une famille auprès de son assistante sociale, pour scolariser un enfant ou obtenir une aide financière par exemple, ou une personne lors d’une séance psychothérapeutique. En consultation, les mots sont très importants pour faire passer le message, parce qu’il existe toujours une sorte de barrage. Il y aura toujours deux langues.
Et puis je reçois l’information sans filtre. Je suis au premier rang, ce qui peut être très intense. Cela demande de ne pas être déstabilisé et de traduire au plus proche de ce qui est exprimé. Une fois, le psychologue d’une autre structure a vu que mon visage avait changé. Je venais d’entendre une terrible situation à traduire. Pendant le debriefing, le psychologue m’a dit que « traduire, c’est trahir ». Le mot à mot dans une situation comme celle qui m’avait été présentée, n’existe jamais. L’idée, c’est donc d’être au plus proche de ce que la personne dit, tout en gardant ma propre émotion. Ce qui n’est pas comme avec une assistante sociale, où l’échange est plus concret.
VH : Oui, cela pose la question de ce qui va se passer durant la séance. On ne sait pas à l’avance de quoi elle traitera, les sujets qui seront abordés…
HT : C’est aussi une charge émotionnelle très importante que nous recevons directement, où parfois, les mots n’existent pas dans la langue française. Alors qu’avec une assistance sociale, les termes sont plus administratifs. Cela engendre du stress, parce que nous ne savons pas à quoi nous attendre alors qu’il faut essayer de trouver au plus vite le mot qui se rapproche le plus de ce qui est dit.
VH : Je me pose la question, aussi, de la façon dont certains mots peuvent résonner dans une autre langue, dans la culture arabe, par exemple. Lorsque j’utilise un vocabulaire précis, je sais qu’il est chargé en signifiants. Est-il qu’il peut avoir la même portée ou résonner un peu de la même manière dans une autre langue ? C’est comme ça que j’entends aussi ce que tu dis.
HT : Exactement, parce que j’ai généralement une scène dans ma tête. Le patient me l’a décrite et elle est dorénavant devant moi avec tous les détails. L’enjeu, c’est de transmettre aussi les images que je vois à travers ces paroles. Personnellement, c’est mon plus gros défi.
VH: C’est très intéressant ! Tu disais « faire passer le message », ce qui est toute la complexité. En tant que psychologue, je vais utiliser certains mots, avec le souhait que l’interprète utilise exactement le même mot ou celui qui s’en rapprocherait le plus. Parce que j’ai une idée en tête. Mais il existe une partie un peu énigmatique, où je ne sais pas exactement comment cela a été traduit.
HT : Je me souviens d’une séance où tu avais joué sur un mot, et la patiente n’avait pas compris sur le coup. Cela m’avait fait douter de ma traduction.
VH : Oui, il arrive de proposer une interprétation analytique qui ne résonne pas chez le patient. Ce n’était pas le moment ou la personne n’était pas prête à l’entendre. Ce n’est pas une question de langue ou de mots mal traduits. Ce décalage peut créer un petit peu de jeu et ouvrir sur autre chose. Remettre du mouvement.
Est-ce un enjeu pour l’interprète de pouvoir traduire le plus rapidement possible ?
HT : Malheureusement, nous sommes limités par le temps. La séance doit avancer, d’autres rendez-vous qui s’enchaînent. Dans certaines structures, nous ne disposons que de 20 minutes. Cela engendre une pression d’avoir à trouver le bon mot rapidement ou de trouver une alternative pour faire comprendre le contexte.
Personnellement, je n’ai pas envie que la personne, ou même le psychologue attende que je trouve comment traduire. J’imagine que cela peut mettre mal à l’aise ou ne pas donner un sentiment de confiance envers moi. Ce qui ajoute un stress intérieur.
VH : Certains patients, effectivement, peuvent parfois avoir un regard extrêmement soutenant, intense, vis-à-vis des interprètes. Pour rebondir sur cette relation de confiance qui est quand même primordiale, je ne suis pas en attente d’une traduction parfaite. Par contre, j’ai besoin que tout soit traduit, y compris ces petits mots que j’énonce (« il me semble » « peut-être », etc.) et qui sont tout sauf inutiles malgré leur caractère anodin en apparence. Ils servent à ce que le patient entende que je doute, que je ne suis pas dans une position de toute puissance. C’est volontaire de ma part.
Comment traduire les émotions ?
HT : Depuis trois ans que j’exerce au Centre Primo Levi, il y a eu énormément de situations qui m’ont touché. Pour que le psychologue soit touché également, je le regarde, je m’adresse à lui, tout en restant le plus discret possible dans ma position. Le regard transmet les émotions, le dit et le non-dit.
VH : Quand tu interprètes, tout ton corps, ton visage, toutes tes expressions sont là. Tu habites, incarnes vraiment quelque chose. J’entends l’intention dans la voix, la prosodie, même si je ne te regarde pas forcément. Je sens aussi que c’est très important pour toi de me transmettre cette charge émotionnelle pour que j’en fasse quelque chose.
HT : Si une patiente se met à crier, je vais élever la voix, si elle rit en tenant un propos, alors je ris en traduisant ; si elle se sent triste, je baisse un peu la voix. La tonalité joue énormément dans l’interprétation.
Avec certains psychologues, nous arrivons même à faire du simultané, de l’instantané. J’ai eu des séances où le psychologue parle, il regarde le patient qui le regarde également, et j’arrive presque à me faire oublier. Pour réussir cet exercice, tout dépend des termes que le patient utilise. La personne à laquelle je pense n’essaie pas de compliquer les phrases, même si son vocabulaire est précis. Ces séances sont extrêmement réconfortantes car malgré tout ce que j’ai entendu de difficile, j’ai le sentiment d’avoir accompli ma mission d’interprétariat.
VH : La simultanéité engage quelque chose d’assez différent, mais j’aime beaucoup écouter la langue de l’autre. Le différé implique aussi de perdre un peu quelque chose.
J’aimerais revenir sur la confiance. Certains psychologues hésitent à faire entrer une tierce personne dans leur consultation, pourtant, c’est tout à fait possible. Cependant, c’est important d’avoir le même interprète. Le fait de se connaître, d’avoir une idée de la manière dont l’autre travaille personnellement, d’être en lien… aide à introduire une personne dans cet espace très intime qu’est la consultation et où je suis exposé à un autre regard en tant que psychologue. D’où la nécessité d’accueillir, comme énoncé au début. J’essaie aussi de prendre un temps après chaque séance avec l’interprète. Une juste distance est à trouver, car les interprètes font partie du dispositif, sont en thérapie avec nous, et, en même temps, c’est important de maintenir un peu de frontière.
HT : C’est vrai qu’être accueilli, d’avoir des temps avant ou après les consultations psychologiques, même si ce n’est pas systématique, place dans une position de confort et de sécurité. Y compris pour le patient. Après la séance, je peux échanger sur ce qui s’est passé ou répondre au psychologue qui cherche des explications contextuelles.
Je me souviens de la première fois où je suis intervenu pour le Centre Primo Levi, je reprenais un suivi très lourd. L’homme s’est adressé directement à moi en disant : « Mon fils, voici ce qui m’est arrivé. » Et il m’a raconté une histoire atroce. Cela m’a tellement touché que je n’ai pas pu poursuivre la traduction en disant « je ». J’ai restitué au psychologue, qui connaissait déjà l’histoire, à la troisième personne. À la fin de la consultation, nous avons échangé pendant une heure.
VH : Les interprètes peuvent être pris comme une figure de projection, un père, un fils, etc. Le patient peut aussi chercher à savoir si la personne est de la même communauté ou ethnie que lui. Personnellement, j’estime avoir une responsabilité en tant que psychologue car je suis le garant du cadre de l’espace thérapeutique. L’interprète doit ainsi se sentir protégé des débordements éventuels des patients et patientes.
Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef