Qu’est-ce qui se joue pour les enfants de l’exil ? Comment grandissent-ils ? Comment parler d’eux sans évoquer leurs parents et leur façon, voire leurs moyens, d’exercer leur parentalité ?
Les enfants que nous recevons en consultation au centre de soins Primo Levi témoignent des effets de l’exil forcé. Ils sont les premiers à accuser réception, à dire qu’il y a eu un déplacement. C’est d’ailleurs le sens premier de « migration », mot qui est désormais dans la presse quotidienne, dans toutes les conversations : changer de lieu. Grâce aux enfants, à leurs récits et au travail thérapeutique entrepris avec eux, nous pouvons percevoir la différence qui existe entre lieu et… place. Est-ce qu’en changeant de lieu (migratio) nous changeons nécessairement de place ?
La question topographique, qui concerne les frontières ou la géographie, nous apparaît comme une évidence. Et pour nos patients, il faut ajouter le caractère contraint de ce déplacement. Une famille fuit son pays d’origine et cherche refuge sur un autre territoire, réputé plus sûr, et pour cela elle traverse des frontières, ces lignes qui épousent le plus souvent un obstacle topographique (fleuve, cordillère…) et qui ont une valeur symbolique. Quand nous franchissons une frontière, nous ne sommes plus chez nous. Pendant la traversée, ou même en considérant uniquement le lieu de départ et le lieu d’arrivée, tous les repères changent. Evoquons-en trois :
- La langue : nous vérifions le décalage que les primo-arrivants éprouvent entre leur langue dite maternelle et la langue du pays d’accueil, même entre pays qui parlent la même langue (différences d’accent voire de lexique). La langue est l’un des premiers organisateurs de la vie du sujet, qui lui permet de nommer et donc de s’approprier un espace et des objets.
- La nourriture : elle est l’un des vecteurs de transmission de refoulement et de valeurs, c’est-à-dire que l’enfant apprend à discriminer ce qui se mange et ce qui ne se mange pas dans sa culture, ce qui est bon et ce qui l’est moins, ce qui est festif et ce qui est banal.
- La religion : elle fournit à l’enfant une conception du monde, donne un sens aux mystères (la vie, la mort, la sexualité), contient l’enfant. Dans chaque pays la cohabitation entre religions différentes, ou l’exclusivité d’une seule, marque le social dans lequel évolue l’enfant.
Ce changement de référentiel culturel, nous constatons que les enfants semblent le vivre mieux, le supportent avec moins de peine que les adultes. S’agit-il purement et simplement d’une question neurologique, de maturité d’un cerveau infantile qui étant plus plastique que celui de l’adulte permettrait une adaptation plus rapide à des situations nouvelles ? Dans le cas de l’apprentissage de la langue, serait-ce uniquement l’effet bénéfique de l’école qui plonge l’enfant dans un bain social, bain de langage, alors que les adultes risquent davantage l’isolement ?
Il y a pourtant un élément constant que l’on doit considérer, c’est que malgré tous ces changements de référence, conséquences d’un changement de lieu, la place n’a pas forcément changé. C’est-à-dire que l’enfant, seul ou avec sa famille, a été délocalisé, il a changé d’espace, de territoire, mais sa place est restée la même : celle d’un enfant.
Autrement dit, le code social qui accueille l’enfant (la langue, l’école, les éventuels loisirs…) ménage une place pour lui. L’enfant sait que, là-bas comme ici, il est sous la responsabilité des adultes, il sait que ce sont les adultes qui commandent, qui gouvernent, qui éduquent, qui soignent. Il connaît la place de l’adulte et la place de l’enfant.
Forcé à l’exil, à quitter le lieu et certains des repères qui lui étaient familiers, l’enfant reste-t-il « à sa place » ou bien y a-t-il des changements inévitables qui seraient éventuellement problématiques ?
Curieusement, l’enfant semble négocier plutôt bien l’adaptation à de nouveaux repères. L’école joue un rôle crucial dans l’apprentissage de la langue et de la gastronomie, mais aussi pour la place de la religion (dont la laïcité permet la reconnaissance et la cohabitation). L’un des « secrets » de l’école est que les places, précisément, y sont très claires, aucune ambiguïté n’y est permise : les enfants, peu importe leur nombre, leur âge, leur sexe, leur appartenance ou leur origine, sont tous des élèves et les adultes également, sans distinction d’âge, de sexe, etc., ont tous une autorité – modulée certes par leur fonction.
Ce dispositif de l’école permet à l’enfant de s’inscrire dans un groupe social et, bien entendu, de rentrer dans les apprentissages qui le préparent pour plus tard. D’autres institutions partagent cette clarté et ont également des effets bénéfiques pour les enfants dans les domaines artistiques ou sportifs.
Traduisons : malgré le changement de repères topographiques et culturels, l’école assure une continuité de ce qu’on appellera des repères logiques : les places. Et cette opération apporte une stabilité dont l’enfant a besoin.
Qu’est-ce qui dysfonctionne alors chez les enfants qui viennent consulter au Centre Primo Levi ? Pour la plupart des parents de ces enfants, l’exil forcé semble brouiller les places et empêcher donc ces parents de fonctionner comme autorité. L’existence d’un vécu traumatique (dû à l’exil lui-même ou aux éventuelles violences qui l’ont provoqué) peut « verrouiller » ces parents, les convaincre qu’ils ne pourront plus jouer leur rôle parental. L’enfant perçoit très vite que la langue des parents n’est pas la langue maîtresse, que la nourriture des parents n’est pas servie à la cantine, que même leur religion n’a plus la même place sociale.
Mais l’enfant réalise surtout que les parents ne s’inscrivent pas clairement comme adultes (ce qui était pourtant très net pour les adultes de l’école). Il assiste à leur déroute, constate leur incompréhension de la langue et des codes, la méconnaissance des usages et donc des places. L’enfant remarque que, logiquement, les parents sont déconnectés de la place qui commande. Pire, il arrive à cet enfant de prendre le « dessus » parce qu’il impose des mots du quotidien qui n’existent pas dans la langue maternelle, parce qu’il maîtrise la langue et le code – ce qui le situe naturellement du côté du « maître », à cette place. Qui se sent-il davantage chez lui, le parent ou l’enfant ?
Cette confusion des places est source d’angoisse pour l’enfant (qui se sent confronté au monde des adultes, sans filtre) mais c’est aussi, très souvent, le début d’un cercle vicieux où les parents sont réduits à une place de simples géniteurs, voire des pairs sans autorité aucune.
L’enfant nous fournit en même temps des clés pour le prendre en charge : si l’opération attendue des parents est de transmettre les outils nécessaires (notamment les petites frustrations, les interdits qui permettent le partage avec les autres) pour que l’enfant grandisse et évolue dans le social, il faut alors veiller à ce que les parents ne soient pas exclus de cette logique de places. Cela veut dire accompagner les parents exilés, et a fortiori ceux qu’un traumatisme aurait neutralisés, respecter et baliser avec eux la place d’autorité, même si cela implique une petite adaptation de nos dispositifs de soins ou d’éducation.
Associer les parents comme partenaires du soin et de l’éducation, bien qu’ils aient des repères différents et sachant que cela implique parfois un effort financier de nos institutions, cela garantit une continuité des places malgré un changement radical… de lieu.
Omar Guerrero, psychologue clinicien, psychanalyste au centre de soins Primo Levi