Vieillir, ah vieillir…

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Écoutez :

« Les vieux ne parlent plus, ou alors seulement, parfois, du bout des yeux »[1]

Mais de qui Jacques Brel parle-t-il ?
Des vieux.

Vieux signifie qui ne fonctionne plus, qui arrive en fin de vie. On ne le jette pas, il a un bout de notre histoire dont il peut être difficile de se séparer. Un seul point de vue utilitaire ferait qu’il serait jeté et non nommé « vieux ».
Quelle place alors pour du vie-eux ?
Eux, eux sans place.

Dans la salle d’attente, ici, nous pourrions chanter :
« Les torturés ne parlent plus, ♫…
♫ Les bannis ne parlent plus… »

La Goguette des vieux

♫ « Les vieux ne parlent plus, ou alors seulement, parfois, du bout des yeux » 
Ils n’ont plus d’avenir, leurs pays n’est plus là, personne n’a besoin d’eux.
Est-ce l’épuisement ? La surdité ? Ce mot des yeux se perd à jamais. 
Qu’ai-je perdu à le voir s’envoler ? peu importe je le remplacerai.
Personne n’entend plus cet être sans vertus qui se traîne fantomatique,
Toute loi, tout décret s’émousse et se noie dans son sourire contrit.

Et le temps d’un soupir, entends-tu sous tes doigts le rythme de ce pouls,
Qui dit oui, qui dit non, qui dit, je suis là, dessous.

« Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s’ensommeillent, leurs koras sont fermées »

Nulle part nul oreiller ne peut plus recevoir sa tête fatiguée.
Vous surprendrez parfois, pendant votre voyage, ce reflet de vieillard, Inquiétant, étranger[2], qui soudain se réveille en levant le brouillard,
Alors, vous vous reconnaitrez, effaré et saisi, c’est votre tour !
Impotent dissemblable, plus rien de familier, sous ces traits qui font jour.

Et le temps d’un soupir, entends-tu sous tes doigts le rythme de ce fou,
Qui dit oui, qui dit non, qui dit, je suis là, dessous.

♪ « Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit »

Il faut bien les soutenir, nous avons à merci, la main d’œuvre de l’exil,
Et de l’autre main, nous prenons, bienveillants, leurs économies d’une vie
Et pour en garder le bénéfice, nous les précipitons du lit au lit,
Une couche pour la nuit, une couche pour la visite, une couche pour la survie.
Est-ce d’avoir trop rit que nous éteindrons toute forme de mutinerie ?

Et le temps d’un soupir, entends-tu sous tes doigts le rythme de ce sourd
Qui dit oui, qui dit non, qui dit, je suis là, dessous.

♫ « Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps »

Il ne reste plus là, imperturbable, que ce cadavre envahissant[3].
Vous la verrez parfois, sans une ride, pas 40ans, déjà une Ancienne, 
-Zombie rescapée d’une savante agonie dans la terre qui était sienne-,
De s’inquiéter dès à présent du lieu de sa dépouille loin d’un ossuaire.
Ce n’est pas une chimère, vous le savez, elle est notre dernier statut.
Et face à l’Au-Delà, qui nous prend par la main pour notre dernier salut ?

Et le temps d’un soupir, entends-tu sous tes doigts le rythme de ce rien,
Qui dit oui, qui dit non, qui dit, je suis là, dessous.

Hélène Desforges, Centre Primo Levi


[1] J. Brel. Les vieux. https://www.youtube.com/watch?v=jDh9UeoIOjA

[2] S. Freud, L’inquiétant. Œuvres complètes XV, p.183. §262

[3] « Le cadavre ambigu : approche anthropologique ». David Le Breton.Dans Études sur la mort, Éditions Centre International des Etudes sur la Mort (CIEM), 2006/1 (no 129), pp. 79 à 90.