Edito

Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. Et si nous nous en sommes sortis tous trois […], nous devons nous en être mutuellement reconnaissants…

Si c’est un homme – Primo Levi

Primo Levi est né à Turin le 31 juillet 1919. L’année 2019 marquait donc le centenaire de sa naissance et il nous tenait à coeur de lui rendre hommage à cette occasion et de rappeler l’importance de son œuvre d’écrivain et de témoin majeur du génocide des Juifs au XXème siècle.

C’est pourquoi le Centre Primo Levi a organisé, les 15 et 16 novembre derniers, deux journées de rencontres, d’échanges et de débats autour de l’oeuvre et de la personnalité de Primo Levi. Cet événement a constitué un temps fort de l’année 2019.

Grâce à la mobilisation de son équipe, des membres de son conseil d’administration et de nombreux partenaires, plus de 1000 personnes ont pu rendre hommage à Primo Levi et réaliser le rôle crucial du témoignage et du récit dans la demande d’asile.

Le témoignage de Primo Levi sur “ce que l’homme fait à l’homme” – pour reprendre ses propres mots conserve hélas une douloureuse actualité lorsque l’on prend connaissance des récits des personnes accueillies dans notre centre de soins. Outre les violences subies au pays, les patients du Centre Primo Levi sont de plus en plus souvent confrontés à une violence extrême sur les routes de l’exil, en particulier en Libye, pays vers lequel convergent les routes migratoires en Afrique. Encore aujourd’hui, selon l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), un pays sur deux dans le monde pratique la torture. C’est dire si le besoin d’accéder aux soins, d’être soutenues et accompagnées reste immense pour les victimes.

En France, selon l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), plus de 132 000 personnes ont déposé une demande d’asile en 2019, dont 36% en Île-de-France. Parmi ces personnes, beaucoup ont été victimes de torture, de violences sexuelles ou d’autres sévices. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que le Centre Primo Levi reçoive chaque semaine de nombreuses demandes de prises en charge, qui dépassent ses capacités d’accueil.

Selon les possibilités, les personnes sont accueillies au centre de soins ou orientées vers d’autres lieux d’accueil. Nous nous efforçons de ne laisser aucune personne sans solution.

L’activité du Centre Primo Levi est restée à un niveau soutenu en 2019, avec plus de 400 patients accueillis (dont une centaine de nouveaux patients). Cette activité a cependant connu une légère baisse en nombre de consultations délivrées (relativement à l’année 2018), d’une part en raison de mouvements de personnel qui ont provoqué des vacances de poste pendant plusieurs semaines et d’autre part du fait des grèves de fin d’année dans les transports en commun, qui ont entravé le bon fonctionnement du centre de soins.

Le centre de soins reçoit toujours un nombre important de jeunes patients puisque les mineurs – pour l’essentiel accompagnés – représentaient en 2019 (comme en 2018) près de 40% des nouveaux patients pris en charge. La prise en charge des mineurs, au plan psychologique pour l’essentiel, reste une spécificité du centre bien identifiée par les partenaires.

Pour l’ensemble des patients, si la prise en charge proposée par le Centre Primo Levi est en premier lieu médicale ou psychologique, un accompagnement social et juridique soutenu reste nécessaire du fait
des difficultés quotidiennes qu’ils rencontrent pour trouver un hébergement, se nourrir, se déplacer… Souvent long, le parcours juridique des demandeurs d’asile reste éprouvant et les maintient dans l’incertitude de voir reconnaître leurs souffrances.

Cette année, nous constatons encore les effets négatifs de ces conditions de vie très difficiles sur l’état de santé physique et psychique de nos patients. La précarité, l’incertitude sur les conditions d’hébergement ou l’accès à un statut administratif, les nombreuses démarches à faire ou renouveler pour accéder aux droits épuisent les patients et pèsent sur leurs capacités à se reconstruire et à surmonter les effets des traumatismes, traumatismes qui altèrent leur capacité à faire valoir leurs droits, à travailler, à retisser des liens sociaux, ce qui aggrave leur situation de précarité. C’est un cercle vicieux très difficile à enrayer et, pour nous, un combat quotidien. Pour comprendre, analyser et dénoncer les effets délétères de ces conditions “d’accueil” dégradées, le Centre Primo Levi poursuit son action de plaidoyer, seul ou en réseau. Il a ainsi participé à la campagne de l’UNICEF contre l’enfermement des enfants en centres de rétention et largement contribué au rapport Exilé.e.s : quels accueils face à la crise des politiques publiques, qui a été publié par la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA) pour interroger les réponses apportées par les pouvoir publics et la société civile face à la demande d’asile des populations exilées.

Levier important pour améliorer la qualité de l’accueil et de la prise en charge des personnes exilées, l’interprétariat reste un élément central du dispositif de soins. A l’invitation du Ministère des Solidarités et de la Santé, le Centre Primo Levi a participé à une réflexion qui a abouti en 2019 à la publication par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de recommandations en faveur du renforcement de l’interprétariat professionnel dans les structures de santé.

Le Centre Primo Levi a depuis longtemps fait le choix de partager et transmettre à d’autres professionnels son expérience du soin aux personnes exilées victimes de torture et de violence politique. L’activité du centre de formation, qui s’est beaucoup développée ces dernières années, se maintient à un niveau élevé, avec plus de 700 personnes formées en 2019 ! Le centre de formation reste très sollicité par de nombreux professionnels, notamment concernant les effets de l’exil et du traumatisme, ainsi que sur l’accueil et la prise en charge des mineurs non accompagnés.

En outre, la diffusion de nos publications a franchi une étape significative en 2019 avec le référencement de la revue Mémoires sur cairn.info, une plate-forme majeure de diffusion en ligne des publications francophones en sciences humaines et sociales.

La transmission de notre expérience reste donc un axe essentiel de nos activités.

L’ensemble des activités de soins, de transmission et de mobilisation restent possibles grâce au soutien d’un grand nombre de financeurs différents, publics et privés, institutionnels ou donateurs individuels, auxquels il faut ajouter les recettes d’activité issues des formations et de la vente de publications.

Comme beaucoup d’associations faisant appel à la générosité publique, le Centre Primo Levi a connu une baisse des dons collectés en 2019. Celle-ci a toutefois été limitée et a pu être compensée par la mobilisation d’autres ressources (de fondations privées notamment). Son résultat pour l’année 2019 reste donc légèrement positif.

A la veille de son 25ème anniversaire, le Centre Primo Levi réfléchit à son avenir. Le 1er octobre dernier, lors d’une journée réunissant l’ensemble des salariés et des membres du Conseil d’administration, la communauté associative a posé les bases d’un projet stratégique de développement à trois ans.

Alors que l’année 2019 a été marquée par le renouvellement d’une partie de l’équipe salariée, le recrutement d’une nouvelle directrice générale et l’accueil de nouveaux profils au sein du Conseil d’administration, le Centre Primo Levi souhaite en effet renforcer son action auprès des personnes exilées victimes de torture et de violence politique, notamment via la transmission et la formation des professionnels, tout en restant fidèle à ce qui fonde son action de soin, à savoir : l’accueil individualisé, la pluridisciplinarité et le respect de la parole et de la temporalité du patient.

Face à la violence politique qui mine nos sociétés et atteint l’intégrité et la dignité des personnes, nous répondons par le soin pour qu’elles retrouvent peu à peu le sentiment et le goût de leur propre existence. Puis nous témoignons des effets de la violence et des effets du soin parce que ce qui est en jeu ici nous concerne tous.

Afin de poursuivre notre activité de façon renforcée et plus que jamais nécessaire, nous aurons besoin de pouvoir compter sur tous nos partenaires financiers et sympathisants.

Antoine Ricard, président du Centre Primo Levi