Après cinq années d’exercice au sein du Centre de soins Primo Levi, la notion d’urgence a été très présente dans ma pratique d’assistante sociale et m’a amenée à questionner le terme en lui-même.
Ce mot « urgence » me renvoie au champ lexical médical. C’est une situation où une personne doit être soignée sans délais, avec la nécessité absolue d’agir sans attendre. S’il n’y a pas cette prise en charge médicale immédiate, la vie de la personne est en danger. Il en va donc de la survie, d’un pronostic vital engagé, avec des conséquences irréversibles et une mise en danger si rien ne se passe.
Ce que je retiens de cette approche, c’est la notion d’impériosité, du danger imminent pour la vie d’une personne et de la nécessité d’une action immédiate.
Ayant cela en tête, je m’interroge si ce terme peut être applicable au travail social et quel en serait sa nature ? Il pourrait correspondre à certains cas de protection de l’enfance et à des situations d’enfance en danger où une réaction rapide se doit d’être mise en place. Cependant, c’est une mission qui ne représente pas le cœur de ma pratique.
J’essaie donc de déconstruire cette question de l’urgence qui est lourde à porter et tente de décliner d’autres termes qui me permettent de mieux appréhender une réalité du travail social.
Cette urgence, de quoi s’agit-il ? Et de qui est-ce l’urgence ? Celle d’un patient du centre, d’un parent, d’un enfant suivi, d’un partenaire, d’un collègue ? De quelle urgence parle-t-on et n’est-elle pas subjective ?
L’urgence engage plusieurs acteurs : celui qui l’apporte, qui l’adresse avec toute sa subjectivité, son urgence ressentie ; et celui à qui elle est adressée, ici un professionnel, travailleur social qui doit évaluer plus objectivement s’il s’agit d’une urgence ou l’expression d’une très grande détresse. Cette détresse fait suite à l’arrachement lié à la fuite de son pays, aux pertes multiples, aux parcours de vie et d’exil empreints de violences, la perte de repères, l’incompréhension de la langue et la violence du « désaccueil » dans le pays où les personnes viennent chercher protection.
Aujourd’hui ce que j’entends, c’est l’expression de cette détresse dans cette réalité, qui envahit tellement elle est douloureuse, inquiétante, parfois même angoissante pour les personnes. Elle peut prendre le pas sur tout. Donc, plutôt que le terme d’urgence qui ne reflète pas mon accompagnement quotidien – d’autant qu’il est très subjectif – je vais essayer de travailler avec l’expression de cette détresse.
Mon propos n’est pas de dire qu’il n’existe pas de situations qui demandent des accompagnements plus importants et qu’il est nécessaire de rencontrer certaines personnes avant d’autres. Mais dans ce cas, il s’agit plutôt de priorité que d’urgence.
Un patient du centre de soins arrive à l’accueil : « Bonjour je souhaite voir Pauline, c’est urgent ! ». Quelle est donc cette « urgence » qui est apportée dans cet exemple, à mes collègues de l’accueil ? N’est-ce pas son urgence subjective qui peut venir exprimer une détresse, voire une angoisse, une incompréhension, un manque de repère, etc. ? Ainsi, je pense que mon travail sera d’évaluer la priorité de la situation, mais également de pouvoir accueillir ce que le patient du centre a besoin de déposer quelque part, accueillir sa détresse, son incompréhension. « C’est urgent, j’ai reçu un courrier de l’assurance maladie, je ne comprends pas. », « Il s’agit d’une demande d’information complémentaire, nous avons 30 jours pour y répondre. »
De ma place d’assistante sociale, ceci n’est pas une urgence au sens strictdu terme. C’est l’urgence de la personne prise dans un manque de repère de l’administration française, mais aussi dans des injonctions de temporalité qui peuvent générer beaucoup d’inquiétude au quotidien. Mon travail sera alors d’évaluer la priorité de la situation et non uniquement répondre à cette demande. Mon rôle sera aussi de pouvoir apaiser cette inquiétude tout en donnant du sens et des repères à ce qui se passe. Car un simple courrier peut venir déboussoler la personne et la plonger dans une attente parfois insupportable.
L’accueil de la parole, de l’expression de la détresse, parfois l’expression de la plainte est primordiale dans ma pratique quotidienne afin d’accompagner au mieux les patients du centre de soins. Ils ont besoin de pouvoir être accueillis, écoutés, entendus, mais aussi de retrouver des repères, du sens, de comprendre les réalités auxquelles ils sont confrontés. Ces réalités sont multiples, la réalité administrative, sa temporalité, la réalité politique, la réalité de saturation des dispositifs de mise à l’abri mais aussi celle des associations de distributions alimentaires.
Bien sûr que l’accompagnement social est jalonné d’injonctions de temporalités administratives et que respecter ces temporalités est un enjeu ainsi qu’une priorité afin de permettre l’accès aux droits ou à leur maintien. Et bien évidemment qu’une personne ou une famille à la rue est une priorité, tout comme une personne qui n’a pas de quoi manger. Se battre pour que les personnes aient leurs besoins primaires remplis est une priorité.
Et parfois, le terme urgence est amené par les collègues de l’équipe : « Pauline, il faudrait donner un rendez-vous à Madame, c’est urgent. » Je me questionne sur l’appartenance de cette urgence. Revient-elle à la personne ou au collègue qui se retrouve également face à la détresse du patient ? Par exemple, lorsqu’il s’agit de ses conditions de vie en France ou d’une réponse à apporter.
Nous sommes tous aujourd’hui en difficulté pour accompagner les personnes exilées vers des conditions de vie décente. L’urgence est alors un reflet de l’impuissance que nous avons face à cette détresse liée aux besoins des personnes. Cette détresse qui nous renvoie à notre impuissance en tant que professionnel pour répondre aux besoins qui nous dépassent, c’est-à-dire à l’absence de conditions d’accueil digne, adaptées en France. Cela vient nous heurter, et nous devons également travailler avec ceci. Qu’il est difficile en tant que professionnelle d’entendre que certains patients, vivant dans une immense précarité ne peuvent pas se nourrir correctement, voir que certains ont faim.
Face à cette impuissance, je pense que le plus important est de continuer à se mobiliser, redoubler de créativité, voire, parfois se battre pour permettre l’accès aux droits, aux besoins élémentaires ; mais c’est également et surtout être présent, à l’écoute et continuer à faire perdurer ce lien si important, qui permet parfois un portage des personnes en grande détresse.
Si nous reprenons le terme d’urgence, au sens médical du terme, il s’agit d’une situation où une personne doit être soignée sans délais, avec une nécessité absolue d’agir sans attendre. Par ailleurs s’il n’y a pas cette prise en charge immédiate, la vie de la personne serait en danger. Si nous poursuivons le raisonnement, il en va donc du risque de survie, voire d’un pronostic vital engagé, avec des conséquences potentiellement irréversibles si rien ne se passe. Il est alors urgent qu’il y ait une réelle politique d’accueil des personnes exilées, digne et décente, car aujourd’hui, c’est le pronostic vital des valeurs de la France qui est engagé.
Pauline Langlade, assistante sociale