Sur la trace des objets

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Entretien avec François-Xavier Nérard, maître de conférences en histoire contemporaine à Paris 1 et co-responsable au sein du laboratoire SIRICE (UMR 8138) de l’axe de recherches « Temps, traces et territoires de guerre XIXe-XXe siècle ».

Marie Daniès : Pouvez-vous nous retracer brièvement la codification juridique du crime des « disparitions forcées » ?

François-Xavier Nérard : La question des disparitions forcées s’est forgée à partir de différents terrains. Elle naît en premier lieu en Amérique Latine, plus précisément des dictatures chilienne et argentine qui font disparaître leurs opposants. Ce sont les parents de victimes qui vont dénoncer ces pratiques. Par exemple en Argentine, les mères de la place de Mai ou encore les femmes qui dansent seules la Cueca, qui se pratique habituellement à deux. C’est dans ce cadre qu’il y aura une première traduction juridique et politique d’un nouveau crime, celui de « disparition forcée ». Pour autant, le phénomène ne se limite pas à la seule Amérique latine. La disparition de personnes et de leurs corps fut aussi une pratique courante pendant la guerre d’Espagne et en Union Soviétique pendant la terreur stalinienne, que l’on peut véritablement définir comme une “terreur de disparition”.

En ce qui concerne la codification juridique internationale de la notion de disparition forcée, il s’agit d’un processus assez long, qui s’étale sur une trentaine d’années. On peut identifier une première résolution de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en décembre 1978, dans le contexte des événements en Argentine, où les États, même s’ils ne sont pas nommés, sont incités à « consacrer des moyens suffisants à la recherche de ces personnes » disparues. Cette première résolution est ensuite reprise en 1992 dans une déclaration de la même Assemblée générale sur les disparitions forcées, mais la qualification criminelle de ces pratiques n’est à ce moment-là, pas encore établie. Ce n’est qu’en 2006, quand l’ONU adopte la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, que le caractère criminel de ces disparitions est enfin reconnu et acté. La judiciarisation de cette question va se concrétiser par la création des tribunaux pénaux internationaux. On pense notamment à celui de l’ex-Yougoslavie, qui va permettre de mener des exhumations et, dans la quête de preuves, poser la question des objets retrouvés.

MD : La reconnaissance du statut de victime a-t-elle uniquement un but pénal ou permet-elle d’ouvrir des fouilles ?

F-X N : L’idée qu’une personne individuelle peut obtenir réparation se construit progressivement en Occident au cours du XXème siècle avec l’émergence de la victime dans l’espace public et politique. Cette évolution doit beaucoup à la mémoire de la Shoah, où les Juifs exterminés dans les camps nazis incarnent la victime absolue. C’est à partir

des années 60, notamment avec le procès Eichmann et les témoignages des survivants, que l’on voit s’affirmer le paradigme victimaire. Le statut de victime devient crucial, à la fois dans l’ouverture de procédures pénales et dans la mise en place de processus de réparation (réels et symboliques). Elle signe aussi une évolution internationale en termes de gestion de fin des conflits, qui passe du modèle de l’amnistie (proche d’une forme de pacte de l’oubli) à celui d’une reconnaissance de l’identité des victimes.

Jeanne Aquili : Est-ce que des recherches peuvent être menées de manière non officielle ou amateur, en attendant la reconnaissance et l’action des autorités ?

F-X N : Les exhumations judiciaires d’État ou menées par des organismes internationaux sont très professionnelles, mais aussi très chères. On repère des exhumations « artisanales

», par exemple, lorsque l’État n’agit pas assez vite, ou bien avec réticence. En Russie post-soviétique, où les exhumations étaient assez rares et peu approfondies, certaines fouilles ont pu être menées par des « semi-amateurs » – des universitaires archéologues, des scientifiques – dans une logique militante. Ce fut le cas à Voronezh, en Russie, mais on retrouve aussi cette pratique en Espagne. Ces exhumations artisanales ont un enjeu politique et moral, puisqu’il s’agit de prouver la réalité d’un crime, et in fine le statut de victime.

MD : Quelle est la place de l’objet dans ces exhumations ?

F-X N : Tout d’abord, il faut avoir en tête que l’objet n’occupe pas une place centrale dans les exhumations. L’objectif principal étant de démontrer l’existence, la réalité, du crime, c’est plutôt l’identification des corps qui occupe le devant de la scène, de plus en plus facilité par les progrès scientifiques, notamment l’identification par ADN. Il faut aussi prendre en compte que l’espace de temps entre la commission du crime et les exhumations des corps a des conséquences sur l’état des objets que l’on retrouve. Dans le cas des fosses liées au stalinisme, cette durée pouvait aller jusqu’à 70 ans, rendant la récupération d’objets difficile. Ils peuvent être devenus partiels, ou avoir totalement disparu. En revanche, lorsqu’une fosse commune est exhumée rapidement après la commission du crime, comme cela s’est produit en Yougoslavie, il est plus fréquent de trouver des objets intacts (papiers, vêtements…). Cela va également avoir des conséquences sur l’usage de ces objets après l’exhumation.

Ces objets retrouvés ne sont pas tout de suite utilisés dans une perspective historique, mais obéissent d’abord à des enjeux pratiques, voire politiques. En Union soviétique, ce fut le cas de l’exhumation qui a été réalisée en 1943 par les nazis dans la ville de Vinnitsa, en Ukraine. L’objectif étant pour les nazis de prouver les crimes des « judéo-bolchéviks », les objets retrouvés ont été utilisés à des fins d’identification mais aussi, et surtout, de propagande, en les exposant à la population locale.

En Bosnie, les équipes de la Croix-Rouge ont pu publier des livres de photos des vêtements retrouvés, pour que les proches des victimes puissent identifier les personnes et les retrouver.

MD : Peut-on considérer que retrouver les traces des personnes disparues a aussi une fonction psychique pour les proches ?

F-X N : La question du deuil est en effet une dimension cruciale de l’objet retrouvé. J’ai travaillé sur les fosses communes de Levashovo située à côté de Saint-Pétersbourg, en Russie, où une vingtaine de milliers de corps avaient été retrouvés, ce qui est très loin du nombre total de personnes assassinées autour de Leningrad à l’époque stalinienne. Les proches des disparus venaient s’y recueillir, sans être certains que la personne qu’ils recherchaient y soit véritablement. Mais ce lieu étant le seul connu où des corps avaient été découverts, ils se sont mis à accrocher des photos aux arbres autour des fosses. L’objet extérieur – la photo – a permis de construire un lien affectif et symbolique avec la localisation géographique, et d’élaborer le début d’un deuil.

JA : Dans l’article que vous avez coécrit avec Sophie Baby, vous citez cette phrase d’un activiste espagnol : ”une botte est plus humaine qu’un os”. Pouvez- vous nous parler de cette dimension éthique et émotionnelle que peut prendre un objet retrouvé dans une fosse commune ?

F-X N : Tout d’abord, l’objet ouvre un accès direct à la personne qui le possédait, en révélant ses pratiques, notamment religieuses ou sociales : une croix, une amulette, un bijou… Ces objets dévoilent de façon particulièrement émouvante l’espace de vie qu’était celui de la personne. Ces objets peuvent être par la suite exposés dans des musées qui se donnent la tâche de raconter, ce qui crée un rapport à l’objet encore différent. Layla Renshaw, en disant qu’une botte est plus humaine qu’un os, touche un point essentiel : les archéologues, après un certain temps, s’habituent à exhumer des ossements, cela devient la routine du métier. Le surgissement de l’objet, – une photo conservée, la poupée d’un enfant – est alors un surgissement de l’humanité qui peut aussi troubler ces professionnels aguerris. Cette dimension émotionnelle de l’objet retrouvé a été particulièrement comprise par les installateurs de musées mais aussi par les artistes, notamment lorsqu’ils s’intéressent aux violences de masse.

JA : L’objet peut-il alors devenir source de mémoire collective ?

F-X N : Au-delà des procédures judiciaires et politiques, l’enjeu qui sous-tend la question des disparitions forcées est celle de savoir comment faire réapparaître les disparus. En Union soviétique, dans le contexte très particulier des exhumations pratiquées par les nazis, des objets personnels ont été retrouvés : des pulls, des chemises brodées, des laptis… Ces exhumations, bien que menées pour des raisons de propagande, ont néanmoins permis aux proches de reconstruire un lien avec les disparus. A la fin des années 1980, toujours en Union soviétique, la réapparition des proches s’est faite sur un plan plus symbolique : des militants politiques ont ouvert les archives et publié dans les journaux locaux des « livres de mémoire » qui recensaient les noms, dates, et motifs officiels d’exécution des victimes de la répression. De nombreux Soviétiques ont appris de cette façon le sort de leurs proches, et se sont ensuite rendus sur les lieux supposés d’exécution ou d’inhumation, en cherchant avec d’autres objets à reconstruire un lien et cristalliser cette réapparition. Dans le contexte des disparitions latino-américaines, la réapparition physique des personnes disparues est plus compliquée, leurs corps ayant souvent été jetés à la mer. La réapparition passe alors nécessairement par l’archive ou par des traces plus ténues, plus fragiles, ce qui est à certains égards plus difficile et douloureux.

Propos recueillis par Jeanne Aquili, psychologue stagiaire