Une urgence hors-temps

< Revenir à la recherche

Hors-temps du traumatisme

Les patients et patientes arrivent souvent au Centre Primo Levi avec une superposition de traumatismes vécus dans leurs pays d’origine, sur les routes de l’exil et depuis leur arrivée en France. Echappant à toute représentation, ces derniers débordent l’appareil psychique et peuvent laisser le sujet dans un profond sentiment d’étrangeté. Difficiles à identifier, à démêler et à nommer, ces violences ont pour effet commun de mettre à mal le sentiment de continuité intrapsychique du sujet, de perturber son rapport au temps et à l’espace. On pourrait dire que l’individu tombe, en quelque sorte, en dehors de l’histoire, perdant simultanément sa capacité à se raconter. La « confiance » en une langue capable de dire quelque chose de la vérité du sujet est rompue. Des « paroles suffoquées », selon l’expression de Sarah Kofman, dévoilant le paradoxe qui contraint toute parole sur le trauma : « Mon père est mort à Auschwitz. Comment ne pas le dire ? Et comment le dire ? Comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler ? Et comment ne pas en parler, en parler sans fin, sous peine de suffoquer ? » (1).

Dans sa dimension d’atemporalité et d’ubiquité, le trauma oblige le sujet à habiter un présent continu, jalonné de retours d’images, de sons, de perceptions sensorielles diverses qui le rattachent à la pure urgence vitale des violences vécues. Ce présent se fige et occupe tout l’espace psychique, faisant barrage à la capacité d’élaboration, d’imagination et de projection.

C’est ainsi que l’on rencontre souvent, au Centre Primo Levi, des patients plongés dans des états de perplexité, qui parlent peu, dorment peu et dont la souffrance, échappant aux rets du langage, s’exprime directement sur et par le corps. Les douleurs récurrentes de tête, de ventre, de dos, d’articulations, les malaises, les vertiges, les troubles de sommeils, participent à plonger l’individu dans un état d’urgence quotidienne. La fatigue et la douleur chroniques immobilisent le sujet dans des contrées où l’accès à la pensée est barré, où règne la seule urgence de soulager le corps. En cela, l’articulation de l’espace psychothérapeutique avec une approche médicale et psycho-corporelle est une dimension essentielle du travail au Centre Primo Levi. Il est urgent d’écouter ce corps en détresse pour permettre les conditions d’émergence d’une parole.

Condamnés à vivre dans l’urgence ?

Un patient en situation de grande précarité, vivant à la rue, m’expliquait il y a plusieurs années qu’entrer dans le « social », à savoir dans les contraintes, la vie familiale, professionnelle, citoyenne, revenait pour lui à « entrer dans le temps ». A la rue, le rapport au temps est réduit au strict nécessaire, c’est le pur temps de la survie, de la débrouille matérielle, une boucle où les obstacles se répètent à l’identique, ou presque. On peut dès lors s’interroger sur les effets de nos politiques publiques qui, en refusant des conditions d’accueil, de stabilisation et d’intégration dignes aux personnes exilées, les maintiennent dans un hors-temps, sans repères pour s’ancrer, se situer ou se lier au monde qui les entoure. Ces politiques les contraignent à rester dans un pur temps de l’urgence où la possibilité d’habiter un lieu et un lien est empêchée.

L’accès de plus en plus difficile à des denrées alimentaires, l’instabilité et la précarité de l’hébergement, les relocalisations intempestives parfois à l’autre bout du pays, à l’origine de ruptures de scolarisation catastrophiques pour les enfants, tout comme des ruptures de soins, et des liens sociaux et amicaux que les personnes parviennent à tisser dans l’adversité, ou encore l’interdiction de travailler, plongent les exilés dans un hors-temps social. Ils sont dès lors enfermés dans un vécu fragmentaire, une urgence quotidienne où chaque jour traversé ne parvient à s’articuler ni au suivant, ni au précédent.

Ne manquons pas d’entendre cette condition temporelle imposée dans le terme « migrant », ce participe présent qui maintient le sujet dans une condition de perpétuelle errance, de présent continuel sans possibilité de projection, ni d’inscription. Le migrant a-t-il le droit d’arriver quelque part, de s’y installer ? Quand il arrive, est-il encore migrant ? Garde-t-il pour toujours une condition de migrant qui l’interdirait de s’inscrire quelque part, de faire sien un lieu ? Cette adversité quotidienne induite par des politiques qui refusent aux sujets tout ancrage dans un temps social sont d’autant plus dévastatrices qu’elles viennent redoubler le hors-temps traumatique dans lequel ils sont déjà plongés. Elle détruit le sentiment d’appartenance à « quelque part » et plonge les sujets dans un monde vidé de tout appel possible. Ces violences « les ont eus » comme me disait cette patiente, car ce qui est visé derrière la torture et les violences politiques, c’est le sentiment même d’appartenance à l’espèce humaine. Dès lors, beaucoup de personnes arrivent au Centre dans un état d’urgence psychique où se penser, se dire, s’imaginer, revient à déployer un effort titanesque.

Un autre pour dire : relancer le temps

Monsieur I, comme un grand nombre de patients du centre, a subi dans son pays d’origine des abus et des sévices au cours d’un emprisonnement pour son activité politique dissidente. Après être parvenu à s’enfuir, il se retrouve coincé dans un pays étranger en guerre où il voit mourir de nombreuses personnes sous les bombes et croit ne pas y survivre. D’abord envahi par des images et des sons assourdissants qui font retour de jour comme de nuit, il est plongé dans une détresse psychique insupportable, un sentiment d’urgence vitale quotidien. Conjointement à un traitement médicamenteux qui l’apaise et lui permet de redormir, il s’étonne au fur et à mesure des séances de voir revenir à sa mémoire des pans entiers de son existence passée. Des souvenirs d’enfance, son engagement dans la vie étudiante, le deuil de son père, la vie avec son épouse et ses enfants, autant de scènes qui réapparaissent dans son discours, nous reconstruisons ensemble une chronologie. Obtenant le statut de réfugié après un recours à la Cour nationale du droit d’asile, Monsieur I parvient à retravailler, à retrouver une sensation d’utilité sociale, un pouvoir d’agir. Il commence une formation diplômante, il se projette dans l’avenir, le temps reprend son cours. Ce n’est qu’une fois cette historicité retrouvée que le vécu de honte lié aux sévices subis en prison va pouvoir être verbalisé en séance : c’est la première fois de sa vie qu’il en parle à quelqu’un. Affleure alors une couche profonde et intime du trauma qui touche à sa capacité même de se sentir un homme, de pouvoir occuper une place de mari et de père. A partir de cette séance, Monsieur I envisage sérieusement pour la première fois la possibilité de demander un regroupement familial, question qu’il évitait jusque-là.

Ainsi, séance après séance, le travail thérapeutique tente de relancer le temps. Un temps qui, pour chacun et chacune, ne sera jamais plus comme avant. Disloqué, ce temps out of joint dont parlait Shakespeare à propos de Hamlet, c’est-à-dire un temps habité par des fantômes qui désormais rappellent, éveillent, exigent ; suscitant conjurations, défenses, et stratégies face à ce qui menace. Quelle place reste-t-il pour le sujet dans ce nouveau rapport de hantise ? Une fois le repérage temporel relancé, le clinicien pourra en effet parcourir avec le sujet la manière dont les évènements traumatiques entrent toujours en résonnance singulière avec son histoire subjective.

C’est dans ce tableau d’urgence bien particulière que les praticiens de Primo Levi interviennent. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une situation de crise au sens classique du terme, les patients sont de fait souvent reçus dans l’après-coup des traumatismes vécus. Néanmoins, nous avons affaire ce qu’il reste des sujets après d’innombrables « crises » non accueillies, non entendues, non reconnues. Après que le sujet a cédé, qu’il a perdu, du moins partiellement, sa capacité d’agir et de se lier aux autres. Un sujet pourtant exposé aux violences en série d’un « désaccueil » d’état intentionnel et organisé. Celles-ci, par leur réitération, sont de plus en plus banalisées, petites ou grandes humiliations quotidiennes ne faisant plus événement, produisant des sujets dépossédés, comme disait Hannah Arendt, « du droit d’avoir des droits » (2). S’il est une urgence à défendre, c’est sans doute l’urgence politique et éthique de réinstaurer des conditions d’accueil qui rendent aux sujets exilés leur dignité.

Sur le plan de la clinique cependant, restaurer un autre à qui il est possible de dire et devant qui il est possible de réapparaître, obéit à un temps inverse de celui de l’urgence. A tâtons, on tente de repérer les points d’appui et les signifiants qui ont permis à un sujet de vivre et de tenir malgré l’horreur. En effet, dans cette clinique mineure, silencieuse, il est souvent question d’une réanimation psychique, de réanimer la possibilité de faire lien. Si la réanimation est le paradigme de l’urgence médicale, il s’agit ici paradoxalement d’un processus d’une fragilité et d’une lenteur déroutantes : un paysage de cendres qu’il s’agit de traverser, comme le rappelle la pièce de Michel Simonot (3), en faisant le pari qu’il reste toujours des braises à souffler, ensemble.

Lucia Bley, psychologue clinicienne et psychanalyste

  • Sarah Kofman, Paroles suffoquées, Galilée, Paris, 1986.
  • Hannah Arendt (1949), Il n’y a qu’un seul droit de l’homme, Payot, 2021.
  • Michel Simonot, Traverser la cendre, Espaces 34, 2021.