À corps et à cris

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La société s’est toujours intéressée à notre corps avec le secret espoir, jamais totalement avoué, de civiliser les corps par les discours, par le langage. Cette opération ayant vœu à inscrire tout sujet dans la parole et donc dans le lien à l’autre. Ce qui surgit à l’adolescence et que l’on peut nommer pubertaire, rejoue cette partition du corps et du langage. Mais cette fois l’excès qui s’y manifeste rend les discours, voire le langage même de l’enfance, caduques et inaptes à en rendre compte. En effet, si le terme puberté a perdu parfois son caractère disruptif en raison de son entrée dans le langage commun, son étymologie latine signifie pourtant « se couvrir de poil » et fait surgir ainsi l’idée d’une profonde mutation. Ce n’est pas un simple éveil mais une véritable éruption du corps, parfois disharmonieuse, mais aussi de la sexualité, souvent bouillonnante, cette fois tournée vers l’autre et non plus les parents. A ce titre, les adolescents se vivent comme des mutants, tels ceux qui parsèment les écrans de cinéma aujourd’hui, figures prises entre démesure mais aussi angoisse. « Malaise dans la civilisation » dirait Freud, épreuve des limites de l’illimité diraient d’autres, qui font se demander au jeune si ce corps est encore le sien ou celui d’un autre. Angoisse donc assurément, mais pas seulement. Ce moment « inédit », est aussi énigme et donc aperception de grandes potentialités libidinales et lieu clandestin d’un savoir sur la vie (et pas que la mort !), où l’adolescent sent qu’il y joue en secret son être et son avenir. Ce passage de la question du corps à celle de l’être et du devenir situe bien l’adolescence, selon les mots de Jean Dutourd[1], comme « un âge où l’on doute de ce qui est possible et de rien de ce qui est impossible ».

Si l’adolescence se lit sur une ligne d’horizon allant de l’enfance à l’âge adulte, ce passage se situe aussi éminemment sur cet axe entre corps et être. C’est une période où le jeune doit pouvoir se projeter dans de nouveaux objets d’investissement et de nouvelles identifications. Ces derniers ont pour fonction de soutenir le désir en appareillant, encadrant cette dimension quasi mythique évoquée par Freud : pulsion de vie/pulsion de mort. Les pulsions sexuelles vont être inhibées quant au but et mises au service du narcissisme et son érotisation. C’est un passage des besoins du corps à une demande à l’autre (quitte à ce que ce soit pour revendiquer voire se plaindre). La logique pulsionnelle à cette période doit trouver une fiction à habiter qui permette de transformer ce qui se vit de manière inédite dans son corps sexué. L’enjeu est de taille pour le jeune qui peut se percevoir comme défaillant à transformer cet essai. Mais l’enjeu est tout aussi fort pour les institutions qui accompagnent des adolescents dans les propositions qui peuvent lui être faites. On peut se référer ici aux mots si simples de Freud de 1910 dans Pour introduire la discussion sur le suicide. Pour lui, la fonction du lycée (et en somme de toute institution) est celle « d’éveiller l’envie de vivre et d’offrir le soutien et les points d’appui nécessaire aux élèves qui abordent une époque de leur vie où commence à se distendre leur relation à la maison parentale et à leur famille[2] ». En somme, offrir un substitut de famille et éveiller un intérêt pour la vie extérieure et le monde.  Autrement dit, soutenir « une disponibilité à autre chose » tout autant « qu’un appétit d’autre chose ».  

A d’autres titres, l’adolescence comme passage n’est pas un saut dans le vide. Si l’exil (via la traversée des frontières) évoque parfois la logique de transition de l’adolescence, cette métaphore est trompeuse. L’exil n’est pas un condensé du passage à l’âge adulte, sorte d’allégorie qui justifierait chez certains accompagnants une injonction à censurer les interrogations propres à l’adolescence, et ceci dans un souci d’efficacité du suivi. Le jeune ne nait pas ou ne renait pas en France. Dans ce corps qu’il nous adresse – parfois dans sa dimension de séduction, de protestation virile voire d’agressivité ou même de retrait – apparait aussi la réactivation de conflits infantiles avec les premiers objets d’amour que sont les parents. L’exil est le plus souvent rupture et non pas séparation. Pour le jeune mandaté à qui il est demandé de « faire bon marché de son corps », pour celui qui ne trouvait plus sa place et se lance « à corps perdu » au péril du danger, ou pour celui qui « à son corps défendant » a dû se séparer de sa famille, l’ambivalence des sentiments n’est jamais sans réveiller des fantasmes inconscients de meurtre parental. Cette complexité est encore renforcée par la dépendance qu’il ressent envers l’amour de ces figures parentales, face à ces temps incertains qu’il vit ici. Alors, entre d’un côté le sentiment d’identité qui se fonde sur des traces et de l’autre, l’autonomie narcissique toujours espérée, le conflit n’est jamais loin, ni les rebuffades du corps. Les personnes rencontrées deviennent un lieu d’adresse où va pouvoir se déployer cette scène interne d’individuation/séparation. Si ce travail psychique n’est pas amorcé au pays, voire déjà élaboré autour d’une concertation concernant l’exil, c’est possiblement « à cor-ps et à cris » c’est-à-dire bruyamment qu’il s’effectuera dans le lien tissé avec les équipes éducatives, amenées à rejouer la scène familiale aux fins de son « dé-nouement ».

On ne peut oublier que la violence subie ou en avoir été témoin, peut aussi redoubler le sentiment du corps comme étranger, avec son caractère persécutif. Ce n’est plus le lieu d’un savoir sacré sur la vie à préserver et moteur mais juste une sorte de tragique. Il devient alors porteur d’un savoir inassimilable car associé à la violence. Certains adolescents peuvent en arriver à vouloir tuer le désir pour tuer la pulsion perçue comme immaitrisable. Cette forme de sacrifice de leur propre existence peut se marquer parfois par un retrait où ils s’en remettraient aux autres pour leurs décisions, voire pour leur destin, incapables de trouver une légitimité à leur désir. Pour d’autres, l’agressivité peut être une tentative d’expulsion ou de réappropriation de l’expérience traumatique par une remise en jeu active face à l’angoisse qui se profile dans la position de passivité. On doit rappeler avec force ici que certains jeunes nous protègent beaucoup de ces expériences traumatiques, que ce soit par la fugue ou par une agressivité portée sur les objets plutôt que les personnes. Chez les plus éprouvés d’entre eux, cela peut se matérialiser par une prise sur le corps (scarifications, mutilations) comme si dans cette collision entre l’adolescence et l’exhibition de la violence, ils avaient l’impression dans l’après-coup d’être trop chargés de ce réel ou d’y être identifiés. Ils éprouvent le sentiment de ne pas être rentrés dans une forme de pacte social, voire de l’avoir transgressé, alors qu’ils en ont été les victimes. Telle une jeune fille qui rapportait ses difficultés relationnelles avec les équipes éducatives aux viols subis en Libye dont elle se sentait coupable et honteuse.

Tempérer les élancements du nouveau corps sexué, permettre que se retissent de nouveaux liens apaisés aux figures parentales, soulager les éruptions du corps colonisé par la violence ne peut se faire s’il n’y a pas une rencontre avec l’adolescent. Cette rencontre implique :

  • La médiation d’un objet transférentiel (un projet) reconnu dans sa finitude, ses limites par le jeune, mais capable d’offrir des espérances, des identifications en terme d’autonomie, d’études, d’insertion afin d’assurer ce passage délicat.
  • Une disponibilité et un engagement dans le transfert, individuel tout autant qu’institutionnel qui appellerait à « rentrer en relation » avec le jeune et donc, à instaurer un certain rapport à la parole.  Cette parole n’est plus celle de l’aveu, ni celle de la déploration ou du simple épanchement. Elle n’est pas non plus opératoire, c’est-à-dire réduite à la communication des éléments contingents à la prise en charge. En d’autres mots, elle ne peut être cette parole adressée au jeune où il finit plus par être parlé plutôt qu’on ne lui parle.
  • L’élaboration d’un cadre contenant qui rende possible et supportable l’expression de la violence subie par le jeune pendant l’exil et qui puisse en permettre sa réappropriation tout autant que son dépassement.

Face à ces corps désarticulés du langage, à la logique parfois ruineuse qui rappelle que tout erratum du corps est une difficulté à rentrer en lien avec un autre, sommes-nous prêts à réaffirmer notre engagement d’aller à la rencontre de ces jeunes mineurs non accompagnés ? Freud nous faisait observer que dans ce passage incertain qu’est l’adolescence, « les institutions ne doivent jamais oublier qu’elles ont à faire avec des individus auxquels ne peut être dénié le droit de s’attarder dans certains stades mêmes fâcheux du développement ». Cet énoncé rappelle qu’aller à leur rencontre, entrer en relation avec eux, c’est aussi respecter le temps propre de l’adolescence, un temps logique dont l’issue nécessite notre présence. Si certains manifestent des ressources et une maturité qui impressionnent, celles-ci ne doivent pas masquer nos défections ou nos inhibitions à rentrer en lien avec eux. Pour ces jeunes mineurs étrangers, il est alors impératif de réaffirmer qu’avant de basculer dans le champ de l’exil, au prix d’un changement de statut, ils demeurent avant tout des adolescents qui doivent bénéficier du même traitement et des mêmes espoirs que les autres.

Jacky Roptin, psychologue clinicien


[1] Dutourd, Jean, Le vieil homme et la France, Paris, Flammarion, 1994

[2] Freud, Sigmund, « Pour introduire la discussion sur le suicide » dans Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984