Alléger la dette de la société par une action de justice ?

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Entretien avec Myriam Fillaud, substitut du procureur au Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre.

Comment a été pensée la mise en place du pôle “crimes contre l’humanité” et quel est son rôle ?

Myriam Fillaud : Trois pôles existent au sein du Parquet national anti-terroriste (PNAT). Celui qui concerne les crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre, a été créé en 2012 et comprend cinq magistrats. Il a été intégré au PNAT lors de sa création en juillet 2019. Actuellement, nous suivons un peu plus de 85 informations judiciaires et 70 enquêtes préliminaires. Les plaintes déposées proviennent principalement des services de l’asile, en vertu de l’article 40 du Code de procédure pénale[1]. En effet, l’Article 1 f) de la Convention de Genève de 1951 prévoit une clause d’exclusion du bénéfice de l’asile pour toute personne soupçonnée de crime contre la paix, crime de guerre ou crime contre l’humanité.

La compétence du pôle est quasi-universelle dans le sens où, si un crime a été commis à l’étranger par un étranger, nous serons en mesure de le poursuivre si celui-ci a sa résidence habituelle sur le territoire français. C’est ainsi que nous avons pu engager des poursuites contre Roger Lumbala pour complicité de crimes contre l’humanité dans le cadre d’exactions commises entre 2002 et 2003 en République démocratique du Congo. S’agissant de la compétence personnelle du pôle, celle-ci est tant active que passive, puisque nous intervenons lorsque les crimes ont été commis par une personne de nationalité française, mais aussi lorsque la victime a la nationalité française.

 En ce qui concerne les actes de torture et les disparitions forcées, nous sommes compétents dès lors que la personne soupçonnée se trouve sur le territoire national au moment de l’engagement des poursuites.

Nous bénéficions de la coopération totale des juridictions pénales internationales, notamment la Cour pénale internationale. Actuellement, nous sommes dans une émergence des juridictions nationales appliquant ce corpus juridique, avec des moyens croissants. Nous observons une prise de conscience au niveau politique, dans un contexte où la France ne peut pas être un lieu de refuge pour les criminels de guerre.

Quel est le travail du procureur de la République ?

MF : Le procureur de la République est l’avocat des intérêts de la société qui incluent aussi ceux des victimes, représentées en tant que parties civiles. Son travail commence au stade de l’enquête préliminaire et vise à identifier un auteur potentiel de telles infractions parmi les plus graves, ainsi que l’ensemble des victimes. Une place primordiale est accordée à celles-ci et au recueil de leur parole, et ce dans le but éventuel de nourrir les charges pesant contre une personne soupçonnée, jusqu’à ce qu’un degré d’intime conviction soit éventuellement atteint concernant sa culpabilité.

C’est à l’issue des conclusions de l’enquête placée sous l’égide du juge d’instruction que le procureur prend la décision ou non d’engager un procès.

Durant ce processus judiciaire, le procureur de la République est présent dès la dénonciation de la plainte jusqu’à la fin de l’audience. Il entretient donc un lien crucial avec les victimes.

Comment est fait le travail d’enquête ? Quelle place revêt le témoignage et quelles sont les garanties apportées aux témoins ?

MF : Les enquêtes sont confiées à la police judiciaire, notamment l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH) dirigé par un général de gendarmerie. Le témoignage est d’une grande richesse et a une place centrale dans ce type de criminalité, puisqu’il contribue à la manifestation de la vérité. Cependant, dans ce cadre, nous sommes confrontés à des difficultés liées à la mémoire, au traumatisme, aux considérations politiques, sécuritaires ou encore économiques. L’enjeu, pour nous, est de faire vivre cette parole jusqu’à l’audience, car un témoignage recueilli lors de l’enquête peut « se perdre ou se diluer » devant la Cour d’assises qui reprend tous les débats sur une base orale. Nous devons faire avec cette volatilité. D’autres moyens se développent en parallèle du témoignage comme la découverte de photographies ou de vidéos, le recours à de l’imagerie satellite, parfois même l’accès à des restes ou des objets d’une scène de crime située à des milliers de kilomètres comme des éclats d’obus, etc.

Il existe des dispositions de protection des témoins en droit français, comme l’anonymisation du témoignage, par exemple. Nous pouvons aussi enregistrer le récit en format vidéo pour éviter à la personne de répéter ses propos, ou encore privilégier des enquêtrices et interprètes féminines lorsqu’il s’agit, par exemple, de crimes de nature sexuelle commis sur des femmes. Par ailleurs, nous nous efforçons de faire bénéficier les victimes d’un soutien, notamment lors des audiences de jugement.

Quand le témoin est reconnu comme victime et acquiert un statut particulier au niveau juridique, pouvez-vous observer des changements de posture de la part des personnes ?

MF : Le témoin se révélant avoir été victime est orienté vers un avocat pour qu’il mûrisse ce positionnement, afin, éventuellement, d’aboutir à une constitution de partie civile. Une fois parvenu à ce dernier statut, nous assistons à un véritable basculement de l’information judiciaire, puisque la personne acquiert une place juridique au sein de la procédure et peut officiellement demander réparation.

Viendra ensuite le temps du procès qui va consister à reprendre l’entièreté de l’enquête durant plusieurs mois. Le procès est un véritable temps de parole et d’apparition officielle des victimes. Devant une Cour composée d’un jury populaire, elles vont pouvoir expliquer ce qu’elles ont vécu. Le statut des victimes est alors sacralisé, le préjudice est évalué et une rétribution est accordée.

A l’issue du procès, la culpabilité d’une personne est prouvée ou non, et une peine est prononcée le cas échéant.

Comment l’impossibilité de poursuivre tous les individus impliqués dans les violations des droits de l’homme est-il perçu par les personnes victimes de ces crimes ?

MF : Il n’est pas toujours aisé de faire comprendre ce que l’on appelle « la stratégie des poursuites ». Dans le cadre de la lutte contre l’impunité des crimes internationaux, le critère de la quasi-compétence universelle encadre par ailleurs notre action. A l’échelle internationale et de la Cour pénale internationale, par exemple, l’opportunité des poursuitesentraîne des choix de politique pénale consistant à focaliser son action sur un grand dirigeant, ou un chef de guerre qui a été particulièrement cruel dans les exactions qu’il a commises, ou une personne qui a porté atteinte à de nombreuses victimes. Il n’y a pas de petit ou grand crime contre l’humanité, et garder cela en tête dans le quotidien de sa pratique envoie un signal intéressant sur la responsabilité pénale de tout individu, s’agissant de ces crimes internationaux, que ce soit vis-à-vis des responsables eux-mêmes comme des personnes dans la reconnaissance de leur statut de victime.

Le procès revêt-il une valeur réparatrice ?

MF : Il incarne une partie du processus de réparation. L’aspect quantum de peine peut en représenter une autre partie. La victime est en droit de s’exprimer sur son vécu, d’exister en tant que telle aux yeux de la société, d’obtenir une réparation pécuniaire ou encore, indirectement, un temps de sanction, d’emprisonnement de ses bourreaux. La réparation pécuniaire est un mécanisme assez ancien et quasiment universellement reconnu. 

Cependant, il peut arriver que l’imputabilité de ces crimes ne puisse être rattachée à un auteur. Les victimes garderont alors la sensation que la société a une dette envers elles faute d’avoir pu prouver ce qu’il s’est passé. C’est ce qu’on appelle « la manifestation de la vérité » : nous cherchons certes la vérité, mais encore faut-il qu’elle se manifeste, ce qui n’est pas toujours faisable. Cela ne signifie pas pour autant que les victimes n’ont pas vécu ces atrocités qu’elles relatent devant la Justice.

Il existe un effet de restauration de la dette dans le temps de témoignage devant le juge, durant le temps d’audience et dans le temps d’investissement de la place de victime, de partie civile. En effet, parler au juge, rencontrer le procureur, les enquêteurs, voir un médecin qui prend note scrupuleusement de toutes les plaies et qui évalue le traumatisme psychique, permet à la justice de prendre en compte le préjudice des victimes. Le temps d’audience, quant à lui, est un sas de libération de la parole devant d’autres, par-delà la culpabilité et la peine prononcée.

A un niveau plus individuel, la condamnation d’un bourreau favorise-t-il le déplacement d’une dette portée initialement par la société et ses représentants ?

MF : Quand la personne poursuivie dit la vérité et reconnaît, le cas échéant ses actes et parfois même demande pardon, le temps d’audience peut permettre un unique basculement. C’est alors un soulagement pour les victimes, et un équilibre est finalement atteint. Dans ce cas précis, la vraie rétribution est faite à ce moment clé. Parfois, les auteurs d’exactions passent aux aveux dans le temps de réflexion entre la condamnation de première instance et l’appel. Et parfois, les aveux n’arrivent jamais.

Propos recueillis par Maëlys Guillaume, juriste stagiaire


[1] « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »