Prise en charge médicale des mineurs non accompagnés

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En médecine générale, comment penser la prise en charge d’un mineur non accompagné, victime de tortures et de violences politiques ?

Les mineurs non accompagnés me sont adressés par les psychothérapeutes du centre. Autrement dit la relation avec le psychothérapeute est instaurée si elle n’est pas encore construite et c’est dans ce contexte que j’interviens en tant que généraliste. Autrement dit encore, en intervenant dans le temps de cette construction / reconstruction psychique « du » lien ou « d’un » lien, le généraliste que je suis, interpellé par les problèmes somatiques que présente le jeune patient, doit avoir à l’esprit non seulement la nécessité de préserver ce lien sans le segmenter, sans l’interrompre, mais aussi celle de contribuer à le rendre possible. La consultation du généraliste peut ainsi être le lieu de la « matérialité » du prendre soin.

Une autre complexité de l’intervention du généraliste auprès d’un mineur non accompagné réside dans le fait qu’il ne s’agit pas là seulement d’un adolescent et de son corps d’adolescent, de ses symptômes avec ce qu’ils comportent de risques mais surtout d’un corps saisi dans et par la violence, « parlant » et parlant sur deux lignes de fuite : celle intime de son adolescence et de ses bouleversements ; celle symptomatique d’une violence extérieure – innommable – venue le saisir et le sidérer dans le processus même de cette adolescence.

Le médecin est face à un adolescent dont le corps est en tous sens meurtri. Un corps douloureux. Il a perdu le sommeil et fait des cauchemars, a perdu l’appétit, a perdu la vue dans des migraines violentes ; il ne mange plus, il ne dort plus, il se prend la tête dans les mains et son regard s’égare… Sur la porte qu’il a ouverte aux bourreaux de ses parents ? Sur les pieds qui n’en finissaient pas de le frapper ? Sur ces mutilations et effractions dont il n’a pas été protégé et dont il n’a pas su davantage protéger ? Sur son avenir incertain ?

Il n’y a plus de place à la fiction pour lui, il est seul. En exil.

Il s’agira donc de prendre soin de son corps, avec lui, pour reprendre pied, littéralement, dans le réel par le réel du soin sans jamais oublier qu’il s’agit aussi d’un adolescent « ordinaire » et cette consultation ne va pas de soi.

Parce qu’il s’agit d’adolescence, en période de transition, de modification de l’image corporelle, période d’évolution de la sexualité, période d’intégration sociale. C’est un temps de rupture, c’est donc un temps pour les soignants de constitution du lien.

Dès lors, la garantie de confidentialité –  au sens de préservation de l’intimité – doit être assurée, plus encore doit être donnée et énoncée ; il importe donc de prendre le temps dans cet entretien-examen avec le patient. Écouter, dire et ne pas affirmer, répéter et ne pas considérer que c’est dit une fois pour toutes, prévenir des gestes de l’auscultation et les nommer : regarder, toucher doucement, palper… Il me paraît que c’est l’esprit de la « feuille de soins » plutôt que celui de « l’ordonnance » qui constitue la trame de cette consultation : « le parler-toucher ».

L’enjeu est important, car dans ce contact-là, répété et de tonalité égale (on pourrait écrire « stable »), il ne faudra jamais faillir, tant il a été failli autour d’eux, tant ils sont « encore » et « en corps » en vie quand d’autres ne le sont plus.

La violence vue, reçue, c’est un « arrêt sur image » de la croissance en même temps que s’est brisée la vie de l’autre ; un instantané peut-être dans lequel se sont confondus un bourreau tueur et un père tué. C’est en raccourci toutes les violences et la culpabilité du survivre… « Va ouvrir la porte »… Dépression grave de cet adolescent, de celui qui a trop vu des peurs, des fictions devenues vraies…

Confidentialité, intimité préservée – « retrouvée » – dans le cabinet de consultation ; il s’agira donc de dire les gestes et d’expliquer la prescription du soin : il s’agira de soigner l’insomnie, la perte d’appétit, la dépression ; il faudra prescrire – avec discernement – un traitement qui suppose l’adhésion. Soigner ce corps que l’adolescent nous a confié. Prendre soin de ce qui peut rendre fou et, dans la confidence d’un corps, soutenir, étayer ainsi en médecin le travail entrepris avec le psychologue de construction / reconstruction « du » ou « d’un » lien. Interdisciplinarité des soins, pluridisciplinarité du soin du mineur non accompagné victime de torture et de violence politique.