Ayyem Zamen est le premier café social créé à Paris. Il accueille des travailleurs immigrés pour leur offrir un accès au droit et un lieu où tisser du lien une fois à la retraite. Entretien avec Cindy Narme, co-directrice de l’association.
Quelles sont les personnes que vous accueillez ici, au café social ?
Notre public a évolué depuis sa création. En 2003, il s’agissait historiquement de personnes provenant du Maghreb, les chibanis – les vieux aux cheveux blancs en arabe – majoritairement tunisiens puisque le premier café social s’est installé dans le quartier de Couronne/Belleville où ils habitaient.
Puis, suivant l’histoire de l’immigration française, notre association a commencé à recevoir des travailleurs provenant de l’Afrique subsaharienne (Sénégal, Mali, Mauritanie), exerçant dans les secteurs du bâtiment, du nettoyage ou de l’entretien.
Actuellement, la moyenne d’âge est de 75 ans. Une bonne partie sont de jeunes retraités (60 ans) et d’autres sont plus âgés (90 ans). Ils renouvellent leur adhésion au fil des années.
La majorité des adhérents a un titre de séjour, ce qui nous permet d’exercer notre mandat, à savoir, l’accès au droit à la retraite. Si une personne n’est pas encore régularisée, nous travaillons en binôme avec d’autres structures (juristes, Cimade, points d’accès au droit, etc.) pour qu’elle puisse l’être, afin de reprendre ensuite le suivi administratif. Il peut notamment arriver qu’en raison de troubles cognitifs ou physiques, le titre de séjour n’ait pas été renouvelé et que les personnes aient perdu leurs droits.
Et notre public se féminise puisque nous sommes passés de 3 % à 15-20% de femmes en 2015.
Enfin, les personnes accueillies au café sont majoritairement isolées. Beaucoup n’ont pas fait appel au regroupement familial et vit soit en foyer de travailleurs migrants, soit à l’hôtel meublé, soit hébergé chez un tiers ou encore en logement social. Nous n’avons pas de chiffres exacts mais sur 1086 adhérents en 2023, environ 70% sont seuls en France. Ils n’ont pas de famille ou leurs épouses et enfants sont restés au pays.
Donc, des personnes assez isolées, avec un tiers d’entre elles en situation de mal logement, avec un vieillissement précoce, en raison des emplois qu’elles ont occupées et d’un manque de soins médicaux durant leur carrière professionnelle.
Comment expliquer ce mal logement et manque d’accès aux soins ?
Les personnes sont essentiellement venues pour travailler et non pour construire un projet de vie. Elles se retrouvent en situation de mal logement pendant un an, deux ans, puis dix ans, vingt ans, et enfin quarante ans. Pour elles, il n’y avait pas de raison d’accéder à un logement plus confortable ou plus pérenne dans la mesure où elles étaient censées repartir.
Plusieurs raisons amènent à un non-retour au pays d’origine. Beaucoup diraient pour des questions de santé. Le vieillissement précoce nécessite d’être pris en charge et d’avoir un suivi adapté. Mais également aussi pour des questions financières. Leur emploi était rémunéré au minimum et toutes n’étaient pas déclarées. Nous étions dans les années 1970-1980. Soit elles ignoraient qu’elles devaient l’être, soit elles pensaient ne rester que quelque temps, sans avoir à faire appel à une demande de retraite. Autre point essentiel, avec le temps, la France est devenue leur pays. Cela devient difficile pour elles de choisir entre leur pays d’origine et la France, sachant qu’elles ont vécu plus longtemps ici que là-bas. Et puis elles sont très attachées à la ville de Paris, avec une symbolique forte, un engagement politique et citoyen important.
Quels sont les besoins de ces personnes âgées et que propose le café social ?
L’arrêt de travail est assez brutal et complexe pour ce public. Notamment car il vient marquer la fin d’une raison migratoire. La question du choix de rester ou non en France se pose et ne pas choisir revient à rester. Par ailleurs, la fin du contrat de travail n’est pas symbolisée. Généralement, cela se traduit par un courrier très formel qui informe d’un départ à la retraite, mais il n’y a pas de petite fête de départ organisée dans ces grosses sociétés. Pourtant, marquer le départ permettrait de se projeter dans l’après-travail. Donc au café social, nous organisons deux fois par an des fêtes de départ pour les jeunes retraités non seulement pour la symbolique mais aussi pour répondre à la question de l’isolement.
Par ailleurs, les personnes viennent chercher en priorité l’accès au droit. Toutes ne savent pas forcément lire et écrire et toutes n’ont pas été formées à l’outil informatique. Or, la demande de retraite est dématérialisée. Ne plus avoir d’interlocuteur à qui s’adresser et ne plus se déplacer dans les différents lieux pour obtenir les documents rendent la constitution du dossier inaccessible.
L’autre activité majeure de notre café social est de lutter contre l’isolement. Très peu de personnes diront se sentir isolées ou l’assumeront. Pourtant, la demande est bien là. Ces retraités viennent demander aux collègues de lire un courrier, même si c’est de la publicité et qu’ils le savent ! Attendre deux heures à la permanence sociale permet de parler avec ceux qui sont présents. Quand une situation sociale se dénoue, la personne se sent reconnaissante et accepte plus facilement une invitation à un repas. Si une fois présente, elle se sent bien accueillie, qu’elle discute avec des personnes de la même origine ou rencontrant une situation identique à la sienne, elle reviendra progressivement aux événements. Le café social devient un lieu où aller sans être dans l’obligation d’échanger. C’est un espace accueillant où on peut passer sa journée si notre logement n’est pas adapté. L’entrée se fait par le café et une fois familiarisé, la demande sociale peut émerger puis apparait l’envie de participer aux ateliers et aux événements.
Et dans cette volonté de créer du lien, vous avez également mis en place des domiciles partagés ?
Ils ont été créés en 2014 suite à un premier bilan de connaissances du public. Nous nous sommes rendu compte que plus d’un tiers des personnes que nous accueillions étaient en situation de mal logement.
Ne sont pas intégrés dans ces statistiques tout ce qui est relatif aux bailleurs sociaux – malgré les situations d’insalubrité – ou au privé, là aussi insalubres ou dans de petites chambres de bonne, sans ascenseur au huitième étage. Cela représentait 250 personnes à l’époque. Nous avons proposé de la colocation qui permet à la fois d’accéder aux droits et de lutter contre l’isolement, mais aussi de mutualiser les charges. Le logement est aux normes PMR et tout est compris. Ce qui permet enfin de se poser, se reposer et réfléchir à ce que l’on souhaite faire avec la conseillère en économie sociale et familiale. Chaque appartement loge 3 à 4 personnes. C’est du logement diffus avec un bail d’intermédiation locatif que l’association passe avec Paris Habitat. Ayyem Zamen est locataire de l’appartement en titre, nous sous-louons légalement à chaque colocataire qui a ses propres quittances de loyer. L’idée, c’est qu’ils puissent travailler leur projet de vie et prendre leur décision de rester en France ou de retourner au pays. S’ils restent, ça leur permet de travailler un regroupement familial, de chercher un autre type appartement, une résidence ou un EHPAD s’ils le souhaitent. Parfois, ce logement tremplin devient un logement pérenne. Et tant que leur autonomie leur permet, les personnes y resteront avec la mise en place de l’allocation personnalisée d’autonomie, de l’aide à domicile, de portage de repas. Lorsque ce ne sera plus possible, une maison de retraite sera envisagée ou encore, un retour au pays.
Quel est votre accompagnement en équipe mobile ?
Historiquement, le café social est destiné aux personnes âgées autonomes. Mais au bout de 10, 15 ans d’accompagnement, certaines personnes commencent à avoir des troubles cognitifs auxquels l’équipe n’était pas préparée. En effet, nous avons constaté que malgré des troubles sévères, le trajet pour venir au café social n’était pas oublié. Quelle responsabilité porter à ces suivis et quoi leur proposer ? Il a fallu réfléchir à l’évolution de l’association.
En 2019, nous avons créé un poste qui a vocation de réaliser dans un premier temps une évaluation, puis un accompagnement social global très renforcé sur les actes de la vie quotidienne. Cela peut aller jusqu’à plusieurs fois par semaine. Il s’agit de lutter contre le non-recours au droit des personnes qui ont des troubles cognitifs, physiques, voire psychiatriques, de les réinscrire dans un droit commun, donc avec un service d’aide à domicile, ou de les loger en résidence-service, voire en EHPAD si ça le nécessite, avec une réinscription dans un parcours de soins coordonnés, donc de retrouver un médecin traitant, etc.
Et une fois que cet accompagnement rapproché est constitué, avec une mise en lien auprès des services adaptés, l’idée c’est que le travailleur social puisse s’extraire de la situation et rester à l’écoute depuis le café social. Les personnes savent que s’il y a une urgence, l’association peut intervenir. Une gérontologue a réalisé une mesure d’impact de ce dispositif et c’est une alternative importante aux mesures de protection et de mise sous tutelle. Mais pour cela, il faut ce suivi rapproché pour réinscrire la personne dans un lien de confiance, dans son quotidien afin qu’elle puisse par la suite continuer à gérer ses affaires.
Propos recueillis par Marie Daniès