Différencier, pour un psychanalyste, l’urgence de l’après-coup, c’est considérer que toute la valeur traumatique de l’effraction n’est pas immédiate après l’événement. Ce qui caractérise le moment de l’urgence, c’est que la pragung, selon les mots de Lacan[1], c’est-à-dire l’empreinte, la frappe n’est pas inscrite, intégrée à un système de signification. Elle n’est pas encore organisée symboliquement. C’est ce qui fait dire à un psychanalyste, qu’un traumatisme ne se mesurerait que dans l’après-coup d’une parole organisée, par laquelle un sujet subjective s’il y a traumatisme ou pas.
Il y aurait ainsi le choc et sa représentation, deux temps du traumatisme, ou disons-le, deux traumatismes au moins. On doit en premier lieu rappeler que chez certains patients du centre, des effets déstructurants du traumatisme (du choc) perdurent longtemps après les événements. Le travail clinique a vœu à accueillir et à soigner tout au long de ces années, ces traces encore vivaces des scènes de violences (liées aux transgressions des interdits ou tabous, aux processus de déshumanisation, aux modifications du rapport au corps). Mais nous œuvrons aussi, au Centre Primo Levi, dans un temps, l’après-coup (parfois des années après l’évènement), où nous avons à faire, conjointement, à des amorces de reformulation, de mise en drame de ce qui encore récemment, constituait pour un sujet de l’inorganisé, de « l’inédit », du « sans précédent » qui ne rentrait dans aucune représentation que le patient pourrait tirer de son histoire. Il s’agit alors de conférer un tant soit peu de sens à tout cela et en pondérer la dimension bouleversante. Ce n’est que petit à petit, dans l’après-coup du travail de l’inconscient, que la rencontre traumatique va rentrer dans un jeu de symbolisation. Freud pensait même que la voie de sortie pour un sujet à long terme était l’intégration de ce drame dans un mythe ayant valeur humaine, large, voire, universelle[2].
Pour évoquer la dimension traumatique de l’après-coup, je prendrai l’exemple classique de ces sujets, pourtant victimes passives d’évènements catastrophiques, mais qui vont éprouver un intense et durable sentiment de culpabilité à l’endroit de personnes ayant perdu la vie dans tel événement. Les situations catastrophiques dont on parle, sont souvent sources de conflits de conscience. Si on peut imaginer qu’il n’y a pourtant pas de conduites qui s’imposent d’évidence, ces personnes idéalisent un comportement à produire, forme d’irréprochabilité toute virtuelle, dont l’absence est vécue comme source de grands tourments : « Quand j’y pense aujourd’hui, si je n’avais pas ouvert la porte ce jour-là ou si nous nous étions enfuis plus tôt, nous serions tous vivants … ». Cette sorte de vertige moral les rend incapables d’indulgence. Elles s’évertuent à rendre leurs conduites de l’époque ou leur soulagement d’être là, illégitimes. C’est à ce terme de l’impuissance[3], liée à la confrontation à une situation ayant dépassé les capacités de réponse d’un sujet, que va s’élaborer inconsciemment, dans l’après-coup, une première reprise imaginaire de cette béance, sous le sceau de la culpabilité. Le sujet, pour ce faire, va tirer des éléments de son histoire, afin de tenter d’élaborer une figure du traumatisme. Lacan avait cette formule très éloquente : « un traumatisme peut laisser quelque chose en suspens pour le sujet aussi longtemps qu’un accord ne sera pas trouvé[4] »
Je prends l’exemple d’un de mes patients, un jeune homme qui vivait avec sa famille. Un soir qu’il joue près de chez lui, des miliciens surgissent, le frappent violemment à coups de crosse et lui demandent en le menaçant où est son père. Sidéré, il est incapable de bouger. Il ne peut que voir certains de ces hommes s’éloigner vers la maison, défoncer la porte, monter les escaliers, et entendre une déflagration : son père est mort. Dès le lendemain, il lui sera demandé de partir s’il ne veut pas être la prochaine cible. Il passera 8 mois sur les routes avec des camarades de fuite, parfois se cachant, parfois travaillant pour payer le voyage. Ce n’est que bien plus tard en France qu’il se dira assailli de cauchemars réitérant la scène vécue jusqu’à l’effraction de la seconde porte, incapable, semble-t-il, de s’exonérer d’une faute « imaginaire » de n’avoir pu sauver son père. Alors que tout le monde s’évertuera à le déculpabiliser et que chacun conviendra qu’il n’y avait rien à faire, rien ne change. Plus d’un an après, le jeune homme mettra en échec ses études, sa vie. Dans cet exemple, on perçoit tous les registres auxquels nous confronte le trauma : surgissement de la violence, sidération, deuil – d’ailleurs compliqué quand on n’a pas pu assister aux funérailles – cauchemars envahissant, solitude de l’exil. Mais derrière cette scène attendue, inscrite dans notre imaginaire du miroir fascinant de la guerre, va apparaître une autre scène, plus inconsciente. C’est le suivi qui va permettre au sujet de reconstruire cette « autre » scène autour de laquelle s’était reformulé, inconsciemment, le drame de la mort violente du père. C’est une scène familiale, une mère aimante, un père autoritaire, la présence de conflits, de préjudices anciens qui ont éprouvé cette famille et les liens filiaux. Les souhaits inconscients de séparation des parents, de départ du père avaient pris dans l’après-coup de l’évènement actuel un caractère ravageant. Cet exemple a un caractère presque trivial par l’apparition du registre œdipien mais il figure bien la dimension d’après-coup. Un sujet va inconsciemment essayer de parer à la béance du traumatisme, en tirant des éléments inconscients, une scène qui va prendre une dimension emblématique, voire elle-même traumatique (ici le fantasme inconscient de la mort du père), pour répondre à l’insondable énigme de la mort actuelle. Cette scène est élevée rétroactivement à cette place pour permettre au sujet de dépasser l’impasse de l’univers symbolique face aux événements du réel. Une psychanalyste avait cet exemple évocateur : « L’apocalypse, c’est de l’insupportable qui a du sens, même si celui du châtiment[5] ».
On retrouve la conception freudienne de la causalité psychique qui ne suit aucun déterminisme linéaire. Dans cette temporalité où nous accueillons nos patients, ce n’est pas le vécu général qui est remanié, car il n’y a pas encore de refoulement et les effets de la violence sont toujours présents, mais ce qui n’a pu en être intégré. Dans cet après-coup, c’est le temps de l’élaboration d’une question qui se présente, d’un « pourquoi moi ? », interrogation qui restaure une articulation avec un monde symbolique (fait de règles, de lois, de sens), avec lequel le sujet demeurerait en lien, fût-ce au prix de ses insuffisances. Rappelons-nous les mots de Faulkner « entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin[6] ». Pour Freud et Lacan, cette reprise inconsciente de l’après-coup constitue un incontournable pour un sujet, car il ne peut se concevoir inconsciemment autrement que comme sujet et acteur.
De cette place de l’après-coup, on peut saisir ce qu’il en est contradictoirement du travail au temps de l’urgence.
Le premier temps de l’urgence, période qui succède aux événements traumatiques, nous rappelle que les discours, les fantasmes qui nous tiennent face au monde sont fragiles et qu’aucun ne peut supporter durablement certaines effractions du réel de la violence. Pour ces exilés, il s’est passé quelque chose, à n’en pas douter, et comme on dit, « cela fera date », mais pas encore. Ceci fait que dès le départ, ces événements se signent de l’angoisse où un sujet est confronté au caractère impénétrable, indéchiffrable de ce qui peut être attendu de lui. Cette expérience d’absence de recours, de la déréliction constitue l’expérience traumatique dans ce temps de l’urgence. Cette expérience se redouble de l’horrible aperception brutale de l’étrangeté ou de l’opacité de la vie elle-même ; le traumatisme devenant ce moment de conscience de l’existence d’un écart entre le langage et l’immanence du vivant, quelque chose encore impossible à articuler[7]. Une lecture d’un rêve de Primo Levi, tout juste à la sortie des camps, encore sidéré par cette expérience, peut nous aider à nous figurer ce moment. Dans ce rêve, il raconte être dans une campagne, dans un climat paisible. Puis, il éprouve une angoisse, un sentiment de menace et au fur et à mesure, tout s’écroule et dit-il, il sait ce que cela signifie et il sait qu’il l’a toujours su. Il est à nouveau dans les camps et rien n’est plus vrai que le camp. Le reste, la campagne, la famille ne seraient que pure illusion des sens. On peut penser, à travers ce fragment de rêve, que ce qui émerge au sortir de la rencontre traumatique, ce n’est pas seulement « comment dire la réalité ou se faire comprendre quand cela n’existe pas dans le langage ». C’est comment, après ces expériences, raccrocher la réalité ? Comment ne pas chuter hors du monde ? C’est souvent le symptôme qui permettra plus tardivement d’agrafer à nouveau le monde du symbolique et du vivant.
Pour évoquer encore ces enjeux propres à ce temps de pratique en urgence, je pense à deux exemples de mon expérience humanitaire à Médecins Sans Frontières.
Le premier exemple concerne la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles de guerre au Congo. La généralisation de ces violences, la dimension sacrée et le caractère de profanation auxquels renvoient leurs atteintes, en constituait un traumatisme innommable. Dans ce contexte, des sujets ou des familles avant de passer la porte du suivi médicopsychologique proposé par notre dispositif de soins d’urgence empruntaient la voie des « tradipraticiens », mettant l’accent sur le trouble à l’ordre social associé à ces violences et la réparation des tabous. Par ce biais du logiciel traditionnel, finalement là aussi, pour eux, le drame prenait une certaine signification. Si cette mise en drame pouvait parfois se faire au détriment du sujet, on comprenait que pour chacun cette voie avait vœu à pondérer l’effraction du monde et proposait l’idée d’un rachat ou d’une réinscription possible par toute forme de rite ; avant que puisse ensuite être parcourue pour chacun dans la thérapie la voie des effets singuliers et intimes des violences et celle de leurs montages inconscients.
Le second concerne mon expérience à Gaza. Une mère venait me voir suite à la mort les jours précédents de son fils dans une explosion. Elle va me dire rapidement qu’il est désormais un « chahid ». Ce terme signifiant martyr, martyr de la cause, est emprunté aux éléments de discours stables et disponibles dans l’enclave palestinienne, et permettait pour cette femme de conférer un sens à ce qui finalement n’en a pas, la mort d’un enfant. Elle tenait toutes les semaines, très digne, à venir me raconter l’histoire de cet enfant. Un jour, je me suis surpris, au décours de nos discussions, à lui répondre que ce que j’entendais, c’était que « personne ne sait ce que c’est que la mort d’un enfant ». Elle se mit alors à s’effondrer en larmes. C’est alors que je saisis avec force dans ma sorte de méprise, la dimension éminemment délicate de l’enjeu pour un sujet que ce temps péri-traumatique.
A la lecture de ces deux exemples, la question n’est finalement pas celle d’un récit ou d’une vérité quant à ce qui s’est passé. Dans l’urgence, l’enjeu est toujours de ne pas être laissé dans le hors sens, irrévocablement, d’être laissé tombé, hors de l’Autre, du monde. Pour autant, la quête de sens – autant harcelante soit-elle – n’est pas l’enjeu. L’accent est mis sur la dimension de désorganisation. Il ne s’agit pas pour le sujet de se réconcilier avec le Réel, mais de renouer avec la réalité qui passe soit par des dispositifs ou rituels (qui suspendent la question du sens et sa fuite tout en produisant de l’apaisement), ou par la saisie des registres langagiers, des discours fictionnels, même des lambeaux de fictions du monde produits par la société ou la culture, qui permettent d’accueillir le réel et de ne pas vaciller hors du monde.
Ainsi de l’urgence à l’après-coup, il y a toujours impératif de « resymboliser » le monde avant de le décompléter, quand il fait abondance de sens, quand il fait symptôme.
Si la reprise inconsciente par un sujet du traumatisme semble un incontournable, il est difficile d’estimer encore aujourd’hui les effets du travail clinique de l’urgence sur le temps de l’après-coup. Des études[8] dans les deux contextes évoqués confirment malgré tout la dimension durable des effets de ces soins, même si elles mériteraient d’être renouvelées pour aider à comprendre ces résultats.
Cette réflexion au plus près de la temporalité traumatique doit nous amener à envisager un troisième temps du travail clinique. Après la déflation du sens symptomatique dans l’après coup, on doit aider le sujet à laisser une place à ce qui ne peut pas se nommer, ni se résoudre dans le dire. Il n’y a pas de registre résolutoire du traumatisme, pas de réponse au « Pourquoi moi ? », pas de levée de l’énigme à la question « Qu’est-ce qui s’est passé dans ce qui s’est passé ? » Dans ce troisième temps, passage de l’impuissance à l’impossible, à l’indécidable, le sujet va devoir à nouveau investir le monde, la réalité. Mais s’il sait désormais, comme dit Lacan, que « la vie ne peut être réduite à un rêve du monde[9] », il peut aussi escompter de la perte de ses illusions, se construire un nouveau savoir, une nouvelle place dans le monde et arpenter de nouveaux espaces psychiques.
Jacky Roptin, psychologue clinicien et psychanalyste
[1] Jacques Lacan, Le séminaire, Les écrits techniques de Freud, leçon du 19/05/1954.
[2] Ibid. leçon du 19/05/1954.
[3] Freud parle lui d’hiflosigkeit, sorte d’éprouvé de profonde détresse où l’impression de désaide, du sans recours, se conjugue à celle de l’abandon par l’autre, comme par les dieux.
[4] Jacques Lacan, Le séminaire. Livre VII, L’éthique de la psychanalyse 1959-1960, leçon du 25/05/1960, Seuil.
[5] Colette Soler, L’époque des traumatismes, Rome : biblink editori, 2004.
[6] William Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem (The Wild Palms), 1939, Gallimard, L’Imaginaire, 2001.
[7] Jacques Lacan, séminaire V, Les formations de l’inconscient, leçon du 18/06/1958.
[8] Se référer à la bibliographie.
[9] Jacques Lacan, séminaire IX, L’identification, leçon du 13/12/61.