De quoi témoignent les cliniciens ?

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Pour les cliniciens du Centre Primo Levi, témoigner, c’est rendre visible ce qui ne l’est pas, c’est parvenir à transmettre ce qui est difficile à dire, dans le plus grand respect des patients. Interview de Pamela der Antonian, médecin généraliste, et Aurélia Malhou, juriste, dans leur accompagnement pour une demande d’asile.

En tant que juriste et médecin, vous êtes les témoins de ce que les patients vivent, mais ne parviennent pas toujours à transmettre. De quoi et comment vous témoignez sachant que vous vous situez dans une perspective d’asile et de soin ?

Pamela Der Antonian : Dans le temps des consultations, il y a une place plus ou moins importante dédiée aux certificats médicaux et c’est à partir de cet axe là que je peux ouvrir un regard médical « expertal ». Dans une demande d’asile, il est de bon ton que le certificat soit présent, même si on ignore la manière dont il est pris en compte.

Aurélia Malhou : En effet, pour les personnes victimes de torture le certificat est attendu par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), et demandé par les avocats, les juristes… il a son importance. Les décisions y font référence. Il vient témoigner de quelque chose dont le patient, le demandeur d’asile ne peut parfois rendre compte, comme si sa parole ne pouvait pas suffire. Comme s’il fallait un document pour attester de ce qui ne se montre pas ou ne peut pas dire. Cependant, il n’est qu’un élément parmi d’autres du dossier du demandeur d’asile. Si la personne ne parvient pas à répondre aux questions « de façon convaincante » – et ceci varie selon l’officier de protection et le juge – il ne suffira pas.

PDA : Et puis il existe différentes manières de témoigner. Pour ma part, je demande l’accord des patients pour accéder à leur récit parce que je ne souhaite pas tous les faire répéter sur ce qui a pu être douloureux. Je les informe que nous allons approfondir ensemble des points qui gagnent en pertinence médicalement. Avec l’expérience, j’ai appris à avoir ce regard, à déterminer ce qu’il faut souligner. Donc maintenant, je ne demande plus : « Racontez-moi ce qui vous est arrivé ». Je prends le temps de mûrir ce qui est déposé, en échelonnant la rédaction sur plusieurs consultations. A chaque séance, les patients m’en parlent un petit peu plus. Je respecte leur temporalité pour obtenir les précisions nécessaires à l’élaboration du certificat. Pour moi, c’est un témoignage de par le travail de collecte qui s’effectue au fil du temps.

Est-ce que tu effectues une restitution ? Et si oui, constates-tu un effet ?

PDA : Oui, c’est très important de donner une restitution aux patients. Je prends le temps de relire le certificat en consultation. J’y tiens d’autant plus qu’ils peuvent être amenés à en parler aux officiers de protection ou aux juges.

En tout cas, je ne cite jamais un élément du récit s’il n’a pas été amené en consultation par le patient. Je me base uniquement sur ce qu’il m’a dit. La lecture m’aide à comprendre et à orienter la démarche d’expertise dans le respect du rythme du suivi. Donc une fois rédigé, je leur en donne une ou deux copies en fonction de leur demande. Nous prenons toujours le temps de le lire. Cela déclenche généralement un sentiment de reconnaissance, cela valorise leur parole.

C’est le fait d’être entendu ? Qu’il y ait au moins une instance qui accueille leur vécu ?

PDA : C’est un premier regard posé par le médical. Je leur signifie les raisons pour lesquelles j’emploie tel terme plutôt qu’un autre. Comme je dois établir un degré de cohérence médical avec le récit, j’atteste de cette cohérence, pour leur faire un retour médical de leur témoignage. Après, je ne sais pas ce qu’il se passera ou comment cela sera entendu sur le plan juridique.

Pour revenir aux effets du certificat, je constate que cela allège le climat, et peut même permettre certains soins sur des séquelles qui n’étaient pas initialement verbalisées. Cela peut donc aussi se répercuter sur les projets thérapeutiques. Comme si le fait d’en parler enlevait le côté morbide. Le médecin et le patient savent ce qui s’est passé. La connotation de la torture ne se retrouve plus au premier plan et permet de faire émerger le soin, de remettre en circulation la parole avec un peu plus de neutralité.

Et alors qu’est-ce qui se passe pour ceux dont les traces ne sont pas visibles ? Est-ce que tu certifies quand même quelque chose ?

PDA : Dans ce cas, je cite carrément le protocole d’Istanbul. Je prends un discours médico-juridique pour certifier que la plupart des lésions ne sont pas visibles au-delà de six semaines, et que cela n’invalide pas des faits.

Et pour les personnes qui ne sont pas en capacité d’élaborer ?

PDA : C’est précisément ce qui figurera dans le certificat, le silence des patients. Et cela a son importance car il m’est arrivé qu’un assesseur du HCR (Haut Commissariat des Réfugiés) de la CNDA me dise que cela lui avait servi, d’avoir un papier qui précise que la personne ne parle pas.

Pour cela, je m’appuie sur le DSM, le manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux publié par l’Association américaine de psychiatrie. Au fur et à mesure des décennies, une entité isolée de l’état de stress post-traumatique a été reconnue. Je conviens qu’il s’agit d’une forme extrêmement réductrice du traumatisme et que beaucoup de professionnels ne s’y retrouvent pas. Cependant, il a l’avantage de reconnaître la honte et la peur comme effets du traumatisme. Je m’en sers pour dire que cette honte et cette peur empêchent de parler, et que c’est reconnu par la psychiatrie internationale et intégré dans les symptômes de l’état de stress post-traumatique.

Sur le plan juridique, s’exprimer devant un juge lorsqu’on est en famille, comment cela se passe ? Comment ne pas rendre un membre de sa famille témoin de son histoire ?

AM : En ce qui concerne l’audience à la CNDA, l’avocat pourra demander le huis clos. À l’Ofpra, les membres d’une même famille sont entendus séparément contrairement à la CNDA où c’est une audience commune, ce qui pose d’ailleurs question. Cependant, si une mère a subi des violences sexuelles et que le reste de la famille n’est pas au courant et aussi parce qu’elle ne veut pas en parler en leur présence, alors, elle pourra être entendue seule. J’ai le cas d’une famille où la mère sait ce que sa fille a vécu, elles seront entendues ensemble et le père et les frères à un autre moment. Sinon, quand les enfants sont petits, ils n’ont pas à assister à l’audience.

Pour le récit, c’est aussi en fonction de la demande et de l’histoire des patients. La plupart du temps, je reçoisles membres d’une même famille séparément afin de préserver l’histoire de chacun.

Que faut-il faire pour être entendu ? Est-ce que, par exemple, tu « traduis » des faits trop bruts en quelque chose de plus « entendable » compte-tenu de la violence vécue par les demandeurs d’asile ?

AM : Je reste au plus près des mots des patients. Je vais faire en sorte que ce soit correctementécrit mais j’essaie de garder au maximum leurs expressions. Il y a des paroles que je peux mettre entre guillemets. Mon travail se situe au niveau de la structure, du placement des éléments. Je veille à la chronologie et à l’emploi du français. Ce qui est plus important, c’est de poser des questions adéquates pour les aider à apporter des précisions et avoir une écoute. Il est nécessaire de respecter ce qui a déjà été dit, de prendre le temps, d’être dans l’échange avec la personne. Mais je n’ai pas le sentiment de remodeler ou de faire en sorte que ce soit « entendable ». Peu d’affects sont exprimés ; ce sont des faits qui sont recueillis. C’est d’ailleurs ce qui est attendu de l’Ofpra. Il m’arrive parfois d’indiquer dans le récit qu’un élément a profondément choqué, traumatisé le patient et qu’il a du mal à s’en remettre mais le récit doit surtout transmettre les dates, le déroulement des événements. L’accompagnement juridique, c’est aussid’aider à se remémorer. C’est un travail de reconstitution.

Comment les certificats sont-ils entendus par l’Ofpra et la CNDA ?

AM : Je pense qu’ils sont pris en compte, notamment avec la notion de la vulnérabilité qui amène plus de vigilance et d’attention de la part des instances publiques. Un entretien ou une audience, pourra être reporté, la procédure adaptée en fonction de l’état de santé de la personne. En ce qui concerne la décision elle-même, là, pour moi, ce n’est pas toujours pris en considération. Mais ce n’est jamais négatif de fournir un certificat médical parce que c’est un ensemble d’éléments. Donc, si tout est là, le certificat médical va appuyer sur certains éléments et peut faire la différence. Il peut permettre à la Cour de mieux comprendre l’état du demandeur d’asile, les tortures qu’il a subies et les effets, ce qui peut l’empêcher de dire.

En tant que juriste, le travail que j’effectue auprès des patients consiste plutôt à les aider à témoigner de leur récit. C’est un soutien qui cherche à valoriser ce témoignage. Parfois, ils estiment que ce qu’ils pensent n’est pas important. Je suis là pour leur dire que ça l’est ; reconnaître la gravité de leur vécu.

Si témoigner, c’est avoir l’espoir qu’un dire puisse être entendu, comment redonner sens aux mots : coups, blessure, violence… qui ne semblent plus avoir de signification compte-tenu des motifs de refus d’une demande d’asile ?

AM : Si les parcours des patients semblent se ressembler, leur histoire ne l’est jamais en fait. Vu le nombre trop important de rejet et de ce qui est écrit dans les décisions, j’ai le sentiment que les mots n’ont pas de poids, qu’ils sont banalisés. Dans quel état d’esprit est un officier de protection ou un jugequand il écoute la personne ?

Donc, c’est au niveau de celui qui reçoit le témoignage ?

AM : Oui, la personne est-elle réceptive ou pas ?

PDA : En tant que cliniciens, nous essayons toujours de transmettre l’histoire d’une personne parce que c’est quelqu’un. Nous le savons. Pour nous, ces mots sont incarnés, réincarnés à chaque fois. Donc, en effet, c’est plus au niveau de la manière dont les mots sont reçus. Plus nous parvenons à écrire une histoire singulière, plus cela peut réveiller l’autre aussi. Dans un certificat, j’essaie de lutter contre cette banalisation. J’essaie de faire ressortir ce qui est personnel. Evidemment, c’est sous réserve d’un système disponible lors de la lecture.

A l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), j’essaie beaucoup de le faire. Leur formulaire  pourrait être qualifié de « rouleau compresseur d’histoire ». Tout est lissé en chiffre et en classification de maladie. Cela rend très difficile de transmettre la vie d’une personne. Donc, c’est une manière de lutter contre un système structurellement réducteur que de lui soumettre une histoire qualitative et non pas quantitative.

Dans un autre aspect, est-ce qu’on peut dire que le corps témoigne ?

PDA : Les traces du corps… oui, le corps recèle de manifestations de ce qui s’est passé. Et plus un médecin a de l’expérience, plus il peut accéder aux informations dont le corps peut témoigner. Il existe bien sûr tout l’aspect visuel, cutané, les traces géographiques : où est-ce que le corps a été ouvert par une plaie par exemple. Mais l’usure du corps est aussi très parlante. C’est ce qui est intéressant dans le soin. Comprendre une personne à travers son corps, comment elle fait interagir son enveloppe corporelle avec l’environnement. Ça aide vraiment à comprendre la situation dans laquelle se trouve la personne et comment il est possible de l’aider à en bouger. Une patiente est dans ce cas. L’image qui est me vient serait celle d’une voiture qui perd ses roues en avançant. Au fur et à mesure de sa trajectoire, ce sont les articulations qui lâchent. Son corps est fatigué ; il ne tient pas, en fait. L’épuisement, l’usure se ressentent. Quelle est la conception de son propre corps ? A partir de quand fait-on attention à soi ? Cela donne plein de renseignements sur une personne. Après, la dimension sexuelle n’est pas à négliger car elle créé beaucoup de silence. Les mots sont remplacés par des demandes de médicaments. Cela reste tacite. Je le respecte car mon objectif, c’est de soigner, de soulager et éventuellement d’en faire part le jour où c’est évoqué. Et c’est rare que la personne ne souhaite pas que cette information soit transmise. Si elle a du mal à en parler elle, cela ne la dérange pas forcément que ce soit mentionné, au contraire.

Mais le corps parle aussi, témoigne de toutes les violences, à chaque étage, c’est-à-dire, par appareil (orthopédique, sensoriel, les organes…). Donc, à chaque étage, des séquelles connues, médicales sont visibles, y compris celles à plus long terme. Par exemple, l’angoisse réactionnelle peut faire fonctionner les organes d’une certaine manière, et bout d’un certain temps cela se transforme en symptômes d’inconfort, de douleur…

En tant que juriste, est-ce que tu témoignes différemment quand tu ne t’adresses pas à un juge ou un officier de protection ?

AM : Au-delà d’une demande de titre de séjour ou d’asile, il peut s’agir de faire tomber des préjugés ou de témoigner de toutes les difficultés que rencontrent un demandeur d’asile, de pointer les défaillances du système. Comme par exemple, le fait d‘être de plus en plus rapidement convoqué à l’Ofpra, alors que la personne n’a pas encore les conditions matérielles d’accueil qui sont réunies. Elle n’a pas encore d’hébergement, pas d’accès aux soins, et elle est convoquée dans cette situation précaire. Comment ne pas être dans une précarité psychique ?  Comment être disponible psychiquement pour répondre au mieux aux questions posées ? Et pour ceux qui ont un vécu de répression?C’est important de porter, en tant que clinicien, la voix de ceux qui ne sont pas entendus.

Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef