Du vivant et de l’être parlant

< Revenir à la recherche

Partons du réel de l’organisme pour rejoindre le corps parlant, en abordant premièrement l’origine du vivant : pour se distinguer de tout ce qui est minéral, il a fallu la formation de l’ADN[1], contenu dans le noyau des cellules eucaryotes[2], lesquelles forment un empire du monde vivant. Une montre ne peut pas produire une montre, mais un être vivant organisé peut en engendrer un autre, toujours de la même espèce[3]. En 2020, nous sommes 7,637 milliards d’humains sur terre. Le mystère de l’autoreproduction, qualité constitutive du vivant, a été percé par la recherche des naturalistes au fil des siècles. Darwin a ajouté à cette propriété princeps, dans son ouvrage L’origine des espèces[4], deux autres propriétés du vivant : l’autoréparation et l’autorégulation (norme vitale d’adaptation).

Ce qui nous distingue du monde animal et végétal est le langage. Il ne s’agit pas ici d’apporter un éclairage au travers du discours scientifique qui appuie ses recherches sur le cerveau, mais de souligner les effets réels de la parole dans le corps des êtres parlants. Un mot peut par exemple faire rougir, un autre produire une accélération cardiaque. La dimension symbolique du langage introduit le désir et donc le manque au travers de la pulsion chez l’être parlant. Cette pulsion se distingue du besoin qui relève de l’organique. En effet, celui-ci peut être comblé : boire pour étancher sa soif et se nourrir pour apaiser sa faim permet à l’organisme de faire retomber ces deux tensions. Mais la pulsion est bien plus complexe en ceci qu’elle est constante et donc toujours insatisfaite. Nos patients qui côtoient le besoin au quotidien dans leur vie précaire d’exilés nous font entendre régulièrement cette dimension qui ne relève pas que du vivant pur. De quelle manière ? Au travers de la demande, une demande qui appelle toujours quelque chose d’autre. Ce manque impossible à combler s’articule chez l’être parlant dès sa naissance, dans les premiers liens qui se tissent entre le nourrisson et son entourage.

C’est en lien avec cette pulsion que Lacan distingue la reproduction sexuée – déterminée à partir du seul sex-ratio – de ce qui ne fait pas rapport entre parlants – du fait même du langage. En d’autres termes, pour que le vivant se reproduise, il ne suffit pas qu’un organisme mâle et un organisme femelle copulent. Les incises de l’inconscient, on le constate dans les services d’orthogénie, produisent des stérilités psychogènes.

Pour comprendre cette remarque, il faut revenir à ce que Freud a souligné avec sa première théorie des pulsions : les pulsions d’autoconservation d’une part et les pulsions sexuelles d’autre part ; séparant ainsi ce qui pousse l’homme à se reproduire par la copulation, de la sexualité alimentée par l’imaginaire et le symbolique.

Freud va remanier sa théorie des pulsions en 1923 après les lourdes traces laissées par la guerre de 14-18. Dans son article Au-delà du principe de plaisir[Helene BO1] , il met au jour les rêves traumatiques des soldats. Très controversé, le nouveau dualisme pulsionnel qu’il formalise s’articule en deux pôles, pulsion de vie / pulsion de mort. La pulsion de mort est l’appareil théorique avec lequel il tente d’expliquer le phénomène de répétition, énigmatique : quel est cet au-delà du plaisir qui parasite un sujet, bien malgré lui ?

Si l’humain a la capacité de s’autoreproduire, il peut aussi s’autodétruire. En 1932, Einstein pose une question à Freud au travers d’une lettre Pourquoi la guerre ? dont voici un extrait : « Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? Je ne vois pas d’autre réponse que celle-ci : L’homme a en lui un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaire, cette disposition existe à l’état latent et ne se manifeste qu’en période anormale ; mais elle peut être éveillée avec une certaine facilité et dégénérer en psychose collective.[5] » 

Freud lui répond en s’appuyant sur sa théorie des pulsions. « Vous trouvez surprenante la légèreté avec laquelle les hommes se passionnent pour la guerre, alors vous posez l’hypothèse que quelque chose agit en eux, une pulsion de haine et d’anéantissement pour répondre à un tel enthousiasme. Là aussi, je ne peux qu’absolument vous approuver. Nous pensons qu’une telle pulsion existe, et nous nous sommes attachés, ces dernières années notamment, à en étudier les phénomènes. » 

Le vivant est à la fois puissant et fragile. Puissant, nous l’avons vu en introduction mais aussi fragile puisque l’homme est capable de concevoir une organisation sans faille pour anéantir d’autres hommes. L’histoire témoigne de la capacité destructive de l’être parlant à l’égard de sa propre espèce, en commettant des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides. Primo Levi a repéré l’en plus de violence orchestrée par les nazis, et que l’on retrouve dans d’autres systèmes totalitaires, qu’il a appelé « la violence inutile », consistant à faire mourir, en infligeant un maximum de souffrance. Par son seul titre, L’espèce humaine, Robert Antelme[Helene BO2]  nous rappelle ce qu’un génocide vise : l’extermination systématique d’un groupe humain de même race, langue, nationalité ou religion. La science peut devenir un outil de l’organisation génocidaire, là aussi les exemples ne manquent pas. Ce que le gouvernement chinois fait actuellement subir aux Ouïgours avec un contrôle des naissances drastique imposé prend une forme génocidaire, et n’est nullement comparable aux méthodes de régulation de naissance dont la visée est d’éviter la surpopulation. Le génocide est donc la forme de violence la plus aboutie et aucune autre espèce sur terre n’est capable d’organiser l’extermination d’une partie de son espèce.

Il faut alors s’interroger sur ce qu’est un survivant, celui que l’on a dégradé de son rang d’humain, en lien avec notre travail au Centre Primo Levi.

Écoutons l’auteur de Si c’est un homme, dans son poème liminaire intitulé Shemà (« écoute » en hébreu): « Est-ce un homme celui qui travaille dans la boue, qui ne connaît pas la paix, qui lutte pour un quignon de pain, qui meurt pour un oui ou pour un non. Est-ce une femme, celle qui est rasée et sans nom, qui n’a plus la force de se souvenir, qui a les yeux vides et le sein froid, comme une grenouille d’hiver[6] ».

Le survivant est-il celui ou celle dont l’expérience de mort a déjà été traversée et son imminence éprouvée dans la torture et la volonté d’anéantissement des bourreaux ? Cette expérience imminente se répète dans les cauchemars et les formes dissociatives et hallucinatoires des torturés. La vie au présent prend alors la forme incessante d’un à côté hors sens, ce dont témoigne Jorge Semprún dans L’écriture ou la vie : « Mais la certitude d’avoir traversé la mort s’évanouissait parfois, montrait son revers néfaste. Cette traversée devenait alors la seule réalité pensable, la seule expérience vraie. Tout le reste n’avait été qu’un rêve, depuis. Malgré les gestes quotidiens, leur efficacité instrumentale, malgré le témoignage de mes sens, qui me permettaient de m’orienter dans le labyrinthe des perspectives, la multitude des ustensiles et des figures d’autrui, j’avais alors l’impression accablante et précise de ne vivre qu’en rêve[7] ».

Effet déréalisant causé par l’expérience des violences, le survivant est là, tout en étant ailleurs, avec la seule certitude d’une mort imminente malgré les sens et l’efficacité des gestes quotidiens. Expérience d’une limite franchie, où il faut revenir d’entre les morts pour se réancrer dans la vie. Un jour, en séance avec un patient traversé régulièrement par des états de stupeur, face auxquels je restais stupéfaite et que j’effaçais après les consultations, je lui demande « Où êtes-vous en ce moment ? » ; « En prison », me répondit-il. Saisissant alors, dans le présent du transfert, sa discontinuité temporelle.

On peut être inanimé et se sentir mort psychiquement tout en étant vivant organiquement, « Ça ne va pas de soi, pour le dire, qu’un corps soit vivant[8] ». La douleur psychique extrême, celle du survivant ou du mélancolique témoignent de l’écrasement de la vie pulsionnelle, moteur de nos vies. Cette même force de vie est aussi celle qui a permis de survivre dans le pire. L’après du Läger ou de la prison, l’après des offenses et des humiliations est encore une autre étape. Revenir parmi les vivants vierges de ces traversées d’horreur, parmi les incrédules qui ne peuvent ou ne veulent croire.

Un patient me dit en séance « je n’ai pas faim ». Résidant en Centre d’cccueil pour cemandeur d’asile, il décrit sa perte d’appétit, et combien ce qui relève du besoin (manger pour vivre) ne suffit pas pour retrouver la force de vivre.

C’est en faisant recirculer la parole, sa parole, au travers du soin, c’est-à-dire dans l’espace-temps de transfert, qu’il reprend attache avec la vie. J’ai toujours été frappée par la transparence en salle d’attente de certains patients, notamment lors des premiers mois des prises en charge. On les cherche des yeux, alors qu’ils sont là. La violence produit aussi cet effet-là : détruire ce qui est en jeu dans une relation humaine, le regard et la voix. Un des tournants dans les prises en charge est très souvent marqué par une réapparition dans le champ visuel et invoquant : on les voit car ils peuvent redevenir l’objet du regard – tout au moins au centre de soins -, on les entend : ce n’est plus un filet de voix articulé, c’est une parole qui cherche à se dire. Le chemin est long pour en arriver là, et différent avec chaque patient. On ne revient pas de si loin avec des protocoles de soins.

Nathalie Dollez, psychologue clinicienne et psychanalyste


[1] Acide Désoxyribonucléique : macromolécule biologique présente dans toutes les cellules ainsi que chez de nombreux virus. Il contient toute l’information génétique cellulaire appelée génome, permettant le développement, le fonctionnement et la reproduction des êtres vivants.

[2] Eucaryote : regroupe tous les organismes unicellulaires ou multicellulaires qui se caractérisent par la présence d’un noyau.

[3] E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay et J.-M. Vaysse, in Oeuvres philosophiques, coll. “La Pleiade, Gallimard, tome II.

[4] C. Darwin, L’origine des espèces, tr. E. Barbier, Flammarion Essai, 2008.

[5] A. Einstein et S. Freud. Pourquoi la guerre ?, Institut International de Coopération Intellectuelle – Société des nations, 1933

[6] P. Levi. Si c’est un homme, pocket, 2008, p.9

[7] J. Semprùn, L’écriture ou la vie, p. 29.

[8] J. Lacan, RSI, ALI.