Faut-il parler des violences sexuelles dans la demande d’asile ?

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Tout d’abord, d’une manière globale, parler des « motifs de sa demande d’asile » (c’est-à-dire raconter pourquoi on a quitté son pays) ne va pas de soi et encore moins des violences  subies. Et évoquer des violences sexuelles est encore une autre affaire ! Quelle que soit la violence subie, elle est une atteinte à l’intégrité de la personne ; elle ébranle le sujet dans sa constitution, le fragilise. La violence sexuelle est une atteinte à l’intime de l’être. Mais qu’est-ce que l’intime ? Selon le grand Robert de la langue française, « c’est ce qui est contenu au plus profond d’un être, lié à l’essence de cet être, et généralement secret, invisible, impénétrable. Le terme vient du latin intimus, ‘’qui est le plus en dedans ; qui est au cœur’’ »

Au cœur de l’être, donc, et si ce cœur est atteint, l’être tout entier ne peut être que démoli.

Pour le demandeur d’asile, déjà en situation de fragilité, parler des violences sexuelles qu’il a subies c’est s’exposer, exposer de nouveau cette intimité qui a été violée. Commises pour l’un des motifs de la convention de Genève (politique, religieux, groupe social, ethnique…), elles sont des actes de torture, des actes de persécution que la personne doit décrire dans sa demande, si elle en a subi. En effet, pour faire comprendre son besoin de protection, la personne doit établir qu’elle craint avec raison de subir des persécutions[1]. Avoir vécu de tels actes n’est pas une condition à l’obtention du statut, mais pour ceux qui ont subi de telles violences, il s’avère particulièrement nécessaire d’en parler. D’autant plus que l’article L 723‑4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) considère que le fait que le demandeur ait déjà fait l’objet de persécutions ou d’atteintes graves ou de menaces directes de telles persécutions ou atteintes constitue un indice sérieux du caractère fondé des craintes du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves (…).

Alors, comment en parler ?

Nombreux sont les demandeurs d’asile qui ont été victimes de violences sexuelles mais qui n’en parleront jamais dans leur récit. J’ai été amenée à en suivre plusieurs dans ce cas au Centre Primo Levi. Pour d’autres, j’ai pu constater à quel point la prise en charge pluridisciplinaire, notamment le travail avec le psychologue et le médecin, leur avait permis d’en parler dans le cadre de la demande d’asile ; et ceci lors du recours à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ou lors d’un réexamen. Dans cette situation, la personne me dit d’elle-même : « J’aimerais parler de quelque chose dont je n’ai jamais parlé ». Je me souviens d’une année au cours de laquelle j’avais suivi deux patientes d’origine mauritanienne et pour lesquelles j’avais préparé des dossiers de réexamen de demande d’asile. Pour toutes les deux, c’était le deuxième réexamen, ce qui est assez exceptionnel comme accompagnement. Pour la troisième fois, elles allaient passer devant la CNDA et ce n’est qu’à l’occasion de cette nouvelle procédure qu’elles ont évoqué les violences sexuelles subies. Toutes les deux ont obtenu le statut de réfugié et par cette reconnaissance, elles ont obtenu justice !

Parfois, c’est au médecin ou au psychologue que la personne se confie. L’un ou l’autre pourra alors l’encourager à m’en parler en tant que juriste pour veiller à ce que cela soit transmis dans son dossier de demande d’asile.

Des dispositions législatives ont été adoptées pour prendre en considération la situation des personnes victimes de torture et « leur vulnérabilité ». Selon l’article 21 de la directive du 26 juin 2013, transposé tel quel en droit français, les personnes victimes de violences sexuelles entrent dans cette catégorie. Elles ont droit à ce titre à un aménagement de la procédure. Par exemple, l’Ofpra peut déclasser une procédure accélérée en procédure normale selon l’article L 723–3 du CESEDA. Cependant cette disposition est étonnamment très peu appliquée (en 2018, seulement 24 demandes d’asile ont été déclassées en procédure normale).

De plus, selon l’article L 723–6 du CESEDA pour l’entretien à l’Ofpra, « si le demandeur en fait la demande et si cette dernière apparaît manifestement fondée (comme la difficulté pour le demandeur d’exposer l’ensemble des motifs de sa demande d’asile, notamment ceux liés à des violences à caractère sexuel), l’entretien est mené, dans la mesure du possible, par un agent de l’office, du sexe de son choix et en présence d’un interprète, du sexe de son choix ».

La honte et la culpabilité peuvent empêcher le demandeur d’asile d’en parler. Ce qu’il a subi est tellement humiliant, dégradant ; certains s’étaient juré de n’en parler à personne. Ce fut le cas d’une jeune fille que j’ai accompagnée dans sa demande d’asile qui, quelques jours avant son entretien à l’Ofpra me confie avoir été victime de viol. Elle m’en parle car elle redoute des questions à ce sujet et elle ne veut surtout pas donner de détails. Je lui propose alors d’écrire à l’Ofpra pour faire part de son inquiétude et pour que cela puisse être pris en compte par l’officier de protection qui la recevra ; ce qui fut le cas. Mais qu’en est-il pour ceux qui ne peuvent l’exprimer et qui ne bénéficient d’aucun accompagnement, ni psychologique, ni médical, ni juridique à ce stade ? Beaucoup de demandeurs d’asile sont soumis à un entretien alors qu’ils ne bénéficient pas encore des conditions matérielles d’accueil, dont le soin devrait faire partie. Avec le système de la procédure accélérée, cette situation peut s’aggraver.

Il faut en effet souvent tout un cheminement psychologique, tout un parcours de soin, de prise en charge, du temps qui n’est parfois pas suffisant pour que cela soit raconté dans le cadre de la procédure de la demande d’asile. C’est une démarche compliquée dans le sens où il s’agit de relater « simplement » des faits mais qui ne sont pas sans effets ; pour celui qui raconte, c’est les revivre. Cela demande donc un effort considérable de parler des violences sexuelles subies. En prenons-nous toujours la mesure ?

Si cela n’est pas abordé dans le récit, il peut y avoir des conséquences. Un trou, un manque peut se ressentir, ce qui peut être interprété négativement : « Manque de cohérence, non circonstancié, des propos non personnalisés, un récit peu spontané et dénué d’éléments de vécu… » Alors que l’officier de protection ou le juge à la CNDA pourrait plutôt s’interroger sur ce qui peut empêcher de dire, d’être clair, cohérent… Le cadre proposé est-il suffisamment bienveillant ?

Le recueil du récit des patients est donc délicat pour cette raison. Il est aussi l’occasion pour la personne d’être reconnue en tant que victime. Cette reconnaissance par un autre qui lui dit « Ce que vous avez vécu n’est pas normal et n’aurait pas dû se produire. », a un effet positif sur elle. Et c’est cette reconnaissance en tant que victime, de son vécu de répression qui pourra lui permettre aussi de se défaire de ce statut.

Il est certain que la reconnaissance de la qualité de réfugié par nos institutions, c’est-à-dire une reconnaissance publique par l’Ofpra ou la CNDA produira alors tous ses effets et participera à sa reconstruction.  

J’ai reçu une patiente au départ par rapport à des documents qu’elle souhaitait produire dans le cadre de son recours à la CNDA. Très vite, elle a reçu une convocation pour une audience. Ce n’est qu’au deuxième rendez-vous qu’elle m’a fait part de son souhait : être entendue à huis clos, sans son mari afin de pouvoir préciser des choses qu’elle n’avait dites encore à personne. Elle avait besoin de tout raconter. C’est avec la présence d’une nouvelle interprète avec qui elle semblait plus en confiance qu’elle a émis le souhait d’aborder son récit en premier lieu avec moi avant d’en parler avec l’avocat. Les 45 minutes de rendez-vous se sont finalement avérées trop courtes pour favoriser la parole. Elle n’a pas pu évoquer les choses…préférant que je lui lise la décision de l’Ofpra – ce qui a été très douloureux même si j’ai essayé d’amoindrir les termes employés – puis qu’on examine le rapport de l’entretien.

Nous avons donc prévu une autre vacation avec la même interprète dans la semaine. Et ces deux heures n’ont toujours pas suffi même si la patiente a pu préciser un certain nombre de choses, d’évènements qui expliquaient son désaccord avec son mari. À la fin de l’entretien, elle avait encore des choses à dire… Le temps a encore manqué… C’est donc au troisième entretien qu’elle a pu en parler. Elle a été entendue à huis clos devant la CNDA.

Il est important de préciser que les victimes de violences sexuelles peuvent être des femmes, des hommes et des enfants ; et quel que soit le contexte, qu’il s’agisse d’un Etat répressif, de guerre ou non, c’est un acte abominable qui porte atteinte à l’intégrité physique et psychique et qui doit être condamné pénalement. C’est aussi un crime rarement puni même dans les pays dits démocratiques car il est particulièrement difficile d’en parler et les victimes se sentent souvent mises en cause.

Lorsque ces violences sexuelles sont commises dans un contexte de guerre ou de dictature par des agents de l’Etat, ces derniers savent qu’ils ne risquent rien, ils agissant « en bonne conscience d’impunité », ce qui est doublement violent pour les victimes.

La demande d’asile serait-elle alors pour ceux et celles qui ont  réussi à fuir leur pays un espace où il serait possible pour eux d’être entendus, d’obtenir justice ?

Aurélia Malhou, juriste au Centre de soins Primo Levi


[1] Convention de Genève relative au statut de réfugié de 1951.