Front

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Kinésithérapeute au Centre Primo Levi, j’ai été interpellée par ce qui empêchait de pouvoir rendre un geste thérapeutique avec des patients victimes de violences extrêmes, parce que l’évidence du corps semble estompée : « ce n’est pas mon corps », « vous voyez mon corps, mais dedans, c’est tout détruit », « ce n’est pas moi »…

Ces patients nous confrontent souvent à un informe ; rien ne peut se saisir de leur expérience.  A l’extrême, le corps peut se laisser manipuler « à merci », tout coulant, sans qu’on puisse en saisir l’empêchement, ou se présenter pétrifié, sans laisser paraître aucun rythme intérieur qui l’anime. La douleur est partout, entière, sans discrimination possible, et si souvent sans traces, nous laissant parfois figés.

Dans cette réflexion, je vais partir de cette toute première apparition du mot « frontière » qui a désigné cet espace entre deux armées qui se font front[1].

Kinésithérapeute, thérapeute du mouvement, j’attrape cette nécessité qu’il y a à restituer cet espace entre un patient et moi, pour justement retrouver le mouvement. Quand la frontière n’est pas marquée, les armées sont en lutte et indifférenciées. Quand la frontière est là, elle se traverse par des points de passage permettant l’échange.

Utiliser le travail de la frontière, c’est s’appuyer sur une géographie, un territoire. Marquer cette frontière, se mettre « front à front », se « con-fronter », c’est permettre qu’une relation puisse s’installer dans ce travail de toucher thérapeutique. Approcher ce qui constitue cet espace frontière entre touchant et touché, cet espace qui touche sans écraser, c’est ouvrir à la différence, donc à du dialogue entre deux sujets[2].

Une patiente du Centre, Madame K., consultait depuis de nombreuses années une psychologue qui allait nous quitter. Ce long chemin, qui avait connu de belles avancées, devait donc se terminer. Cette psychologue me faisait part de son incertitude concernant Madame K., car depuis quelque temps les mots ne se partageaient plus en séance. Mes questions de kinésithérapeute l’ont amenée à me l’adresser, mettant en jeu l’un des aspects de la pluridisciplinarité qui vient rappeler les limites de notre espace professionnel, et questionner ce qui peut s’y oublier.

Cette patiente vient en me disant : « Je ne me sens pas bien dans mon corps », puis : « J’ai mal partout, mais je ne sens pas ». Dans son récit, j’entends des confusions : « On m’a mis un couteau » « J’ai un couteau ». Au pays, elle se réveillera des jours plus tard à l’hôpital, rescapée in extremis d’un massacre diligenté contre sa famille. Ensuite, après avoir évoqué certains viols qu’elle a subis, elle parle de cette sexualité inexistante avec le père de son enfant. Elle ne supporterait pas d’être touchée.

Comment la toucher ?

Je lui propose d’aller « des pieds à la tête » en prenant le temps de sonder et d’interroger les tensions des différentes zones par diverses manœuvres. De ce travail, elle ne me dira plus que : « Je ne sens rien », et cette immense fatigue. Il n’y a pas de passage entre l’éveil et le sommeil ; qu’une fatigue qui ne semble ponctuée que par des éclats de colère. Elle ne répond rien à mes questionnements : « Je-ne-sens-rien. » Je ne détecte que des zones « intouchables », qu’elle montre avec des mimiques d’insupportabilité, et je retire mes mains.

Qu’est-ce que ce « je-ne-sens-rien » qui voudrait éteindre tout échange ? Sentir, c’est le circuit d’échange organique avec le monde sensoriel.

Et elle veut que je pose mes mains sur elle.

« Je-ne-sens-rien. »

Les séances restent passives et je viens jauger de la tension musculaire et tenter de détendre les contractures que je ressens. Il existe des zones (du territoire !) où elle grimace, mais aucun ressenti ne franchit ses lèvres.

Un jour, pendant le travail, je lui demande si je continue ou pas la manœuvre et elle me répond « oui ».

Ce sera notre premier poste frontière, première voie de passage.

Il y a cette séance où je commence par le pied droit au lieu du pied gauche, ce qui déclenche un mouvement d’effroi et de retrait. La peur reste proche.

Est-ce qu’un rituel peut commencer à marquer un territoire ? Faut-il un autre pour le faire ? Quelle main alors pour retrouver les chemins de la perception, les recadrer, les remettre à leur fonction ?

Et quelque temps après, en début de séance, un : « Ça n’est pas mon corps » deviendra le nouveau mantra. Je l’entends dans la version religieuse chrétienne : « Ceci est mon corps. » À l’envers du sacré, le corps profané.

Je m’étonne, sans doute pour remettre de la chair, cœur de notre travail : « Tiens, j’ai l’impression que ce muscle est un peu moins tendu. » Pas de réponse.

Au bout de trois mois : « Je dors après la séance et je dors toute la nuit après. Et je bouge plus facilement le matin. » Je suis interpellée. Elle marque une césure : elle peut dormir, s’éveiller et donc bouger. Bouger, c’est marquer un espace. Le mouvement dessine enfin une limite vivante qui n’est pas arrêt ou pétrification.

Dans cette même séance, elle me demande pourquoi elle sent des douleurs. Et ce qu’elle en dit au départ, c’est que, quand je la touche à un endroit, elle a mal ailleurs. La « ladouleur » non seulement prend forme, mais bouge. Plus tard, elle dira que c’est ce qu’elle éprouve quand elle est en colère. La « ladouleur » bouge dans le temps et dans l’espace, se colore de quelques images, se laisse approcher.

Un point de douane se situe enfin, d’un territoire à un autre. Un espace s’installe entre mon toucher qui cherche la touche ailleurs dans son corps. Ce que je propose, elle s’en saisit et m’en dit autre chose.

Un mois plus tard, avant de partir en vacances : « Je ne sens pas que je sens », « Je n’ai pas l’habitude de sentir et peut-être je sens un peu », ose-t-elle continuer.

Elle indique qu’il y a donc une « habitude » à installer pour qu’enfin le sens s’éveille. Comment « habiter » ce corps qui n’était pas le sien quand elle a commencé à venir ?

Elle se risque à partir en vacances dans un ailleurs, loin. Quand elle rentre : « Je ne sens pas, mais ça va pas mal. »

Elle a traversé les frontières, et elle est revenue.

Maintenant, nous nous concentrons sur des zones particulières qu’elle souhaite soulager. Je ne lui demande pas de participer activement. Après un massage qui, me dit-elle, lui a fait du bien, elle me rappelle qu’elle peut dormir après la séance « comme si on m’avait frappée ». Quels sont ces coups ? Qu’est-ce que ces attaques apaisent ?

Nous sommes bien un an après le début de notre rencontre : « Ça va un peu », « J’étouffe », me dit-elle. Ce qui est nouveau.

La séance suivante, elle me dit comment elle ne peut pas parler car elle ne trouve pas les mots.

Et encore un mois après, elle me reparle de ce qui fait mal, dans ce sillage que nous avons pris ensemble : « Comme vous avez dit dans ce qui se passe avec mon corps. » Alors ça y est, les mots marquent des espaces différenciés : elle vient en apportant une plainte précise, autour de son genou ; la séance suivante, ce sera son dos, et nous commençons à aborder un tout petit travail d’étirement actif, c’est-à-dire qu’elle participe et répond au travail que je pose sur les principes de la méthode Mézière (PGCM).[3]

Un des axes fondamentaux du travail se base sur la douleur comme privation de mouvement. Nous sommes tous très doués, dans un premier temps, pour essayer de bouger autrement. Alors, nous épuisons ces compensations qui vont à leur tour arrêter de se mouvoir, et ainsi de suite. L’art thérapeutique ici s’exerce en emmenant tel membre du corps dans l’étirement maximum supportable, dans sa limite, en s’assurant que le reste du corps est bien posé, sans « compenser ». Nous venons travailler dans cette posture, et respirer autour de cette limite, laissant la possibilité alors à ces points de fixation le temps de « lâcher », de se libérer. Seul le patient peut le faire, soutenu par le thérapeute.

C’est peu de temps après qu’elle prend rendez-vous avec cette psychologue présentée des mois auparavant. Pendant notre séance, je lui demande si sa douleur au dos peut être liée au ventre. « Je ne sais/sens pas. »

Je n’entends pas bien.

« Je ne veux pas savoir. »

Pour la première fois, la séance suivante, elle me parle pendant que je prodigue les soins.

Nous sommes près d’un an et demi après le début de notre travail : « Il faut que je maigrisse… Parce que je ne m’aime pas. Enfin, je ne sais pas pourquoi je vous le dis, avant je faisais 55, avant tous mes problèmes. J’avais 17-18, 20, comme ça. (…) Je dois me débarrasser de tout cela »

Nous avons continué d’inscrire cette frontière, et elle est passée au face-à-face dans un autre espace.

En conclusion, je souligne la nécessité, pour le thérapeute, de marquer le territoire de son travail, ce qui peut permettre à l’autre, le patient, de re-poser le sien. Dans les voies de passage que cela ouvre, viendront ces débordements avec lesquels le patient est aux prises et ils nécessiteront un ferme maintien de notre territoire (celui du « corps » para-médical).

Cet article a été écrit dans les soins palliatifs où j’accompagnais un proche vers cette frontière que l’on ne franchit qu’une fois. Dans ce service si particulier, j’observais combien le corps était choyé, malaxé avec prévenance à l’approche de la mort. Et je suis interpellée sur le sens à donner aux gestes de soins envers cette personne qui échoue au Centre Primo Levi. Elle a été réduite à n’être qu’un corps, saturé par la douleur, corps qui n’est plus « parlant » et qui a été conduit à cette frontière, sans la laisser la traverser.

Hélène Desforges, kinésithérapeute


[1] Littré.

[2] Olivier Grignon, « Toucher le rien », in Le Corps des larmes, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p.228.

[3] Physiothérapie Globale des Chaînes Myofasciales.