La langue maternelle, une part d’identité avec soi ?

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Entretien avec Parham Shahrjerdi, interprète au centre Primo Levi, écrivain, éditeur et traducteur.

La langue maternelle est-elle un support identitaire dans l’exil ?

Dans La Langue maternelle[i], Hannah Arendt apporte une réflexion sur ce qui l’unit en tant que personne étrangère à sa langue d’origine. Pour elle, cela permettait de rester liée à quelque chose, un invisible, absent et présent en même temps, puisque la patrie et le pays ont été quittés il y a fort longtemps. Ici, j’aimerais citer cette parole de Maurice Blanchot : « Quand tout a disparu dans la nuit, “tout a disparu” apparaît. » En substance, nous sommes toujours hantés par notre propre langue, ce que nous avons laissé « parle » à travers elle, et parfois, arraché de tout, la transplantation ne prend pas. La langue hôte n’est pas en mesure d’accueillir toute une vie, toute une perte, en peu de mots, en peu de temps.

À travers mes diverses expériences professionnelles et personnelles, j’ai pu constater une forme de résistance de la part de certaines personnes à apprendre une nouvelle langue. C’est un travail quasi impossible car la mémoire est comme défaillante, l’enregistrement est déficient, cela appauvrit sensiblement le vocabulaire. Imaginez cette situation : avoir, dans sa propre langue, des centaines, des milliers de mots à sa portée pour dire des choses, s’exprimer, aimer, haïr, se révolter… Et puis, du jour au lendemain, n’avoir que peu de mots, ne s’exprimer qu’avec des rudiments. Alors, que deviennent les nuances ? Et qui s’en préoccupe ? À force d’étudier leur biographie, je me demande si ce n’est pas en lien avec leur arrivée en France. Ces personnes n’ont rien d’autre que leur langue, c’est leur seul bien. Pas de vêtements, pas d’argent, de foyer, de logement, de travail. Tout est en perdition. Préserver sa langue deviendrait alors un désir fort, car ce serait la seule chose qui donne une définition à son être, à ses joies, à ses souffrances, à sa mémoire, à ses souvenirs, à ses plaisirs. En d’autres mots, la seule chose familière qui te « parle » encore, et qui te constitue.

Comment effectuer un travail d’interprétariat ?

C’est un peu autobiographique, mais il n’est pas possible de généraliser une langue, de prétendre connaître « toute une langue ». Malgré son caractère collectif, il existe un langage tout à fait personnel, comme le sont des empreintes digitales. Il n’existe pas deux personnes qui s’expriment de la même façon. Chaque langue parlante est sur-mesure, singulière. Le temps, les expériences, les pertes, les silences, les solitudes, les isolements, les peurs, les craintes, etc., viennent toucher, modifier la langue. Ce n’est pas le « persan » de tout le monde, c’est le persan de telle personne, à ce moment précis de sa vie et avec son histoire, son vécu, son expérience de vie. Je considère les personnes ici comme des livres vivants. Un livre où il n’y a pas qu’une seule prose, mais des proses selon les situations, ce que l’on raconte. Interpréter, c’est traduire un livre de manière simultanée. C’est de la littérature avec des nuances qui ont parfois une importance ultime. Traduire « j’ai mal » ou « j’ai mal à la tête » n’est pas compliqué, mais interpréter des images, des métaphores, toutes ces constructions linguistiques qui sont propres à chaque individu, cela demande beaucoup de modestie, il faut savoir s’effacer !  J’ignore ce que la personne est en train de raconter ; cela me demande de vivre avec l’inconnu sans chercher à l’altérer ou à le modifier. Il s’agit de laisser vivre la parole telle quelle, pas telle que je la souhaite, ni d’imposer mon propre langage. Cela demande une forme d’effacement. Il ne s’agit pas de moi, mais de ces personnes qui veulent s’exprimer, qui ont quelque chose à dire. Toi, tu es juste un moyen. Tu es la langue de l’autre. Tu ne parles pas. Tu es parlé.

En consultation, je tiens à respecter les mots même s’il y a des répétitions, des contradictions ou des soliloques. C’est important de laisser une liberté de dire, de garder le silence, de murmurer, de crier. Il s’agit de mettre la personne à l’aise pour que la parole se véhicule selon son envie, son rythme, son désir. Quand je réalise des traductions littéraires, je me donne une liberté, parfois absolue, de modifier, d’inventer, d’intervenir activement, en somme, d’écrire à ma façon. Cependant, un travail littéraire et interpréter dans un centre de soins, ce sont deux choses distinctes.

Quand sa langue maternelle est censurée, comment s’autoriser à être ?

C’est en tant que témoin que je vais m’exprimer. Le persan, c’est la langue censurée par excellence. Par exemple, il existe des images, des insultes, des envies, des désirs, des colères que l’on peut penser, sans pouvoir les dire. Il n’est pas permis de les énoncer, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. C’est important de se rappeler qu’il existe des langues dans ce monde où tout ne peut pas être dit. Même si les mots, les images, les expressions, les métaphores existent. Mais, en raison des lois, des règles dominantes, il est interdit de dire librement ce que tu ressens ou ce que tu vis dans ta langue maternelle. Impossible d’exprimer tes souffrances, tes désirs, tes envies, tes fantasmes, de façon déliée. Les autorités, les gouvernements, les régimes, ont installé une langue à l’intérieur de la langue. Une langue censurée, réduite, pauvre en images, en poésie, en expression linguistique, parce que tout ne doit pas être dit. Ce manque, c’est une forme, je trouve, de refoulement qui joue sur le devenir de la personne car cela peut se transformer soit en maladie psychique ou physique, soit en une grande colère. Tous ces non-dits ! Cette frustration cherche à s’exprimer par différents symptômes, maux. Les mots qui ne sont pas dits se transforment en maux. Et après, c’est un système qui s’installe chez la personne qui n’ose plus parler.

Quand on n’est plus chez soi, s’exprimer dans sa langue maternelle permet-elle un dire ?

J’aimerais mettre en parallèle la vie d’un immigré ou d’un étranger en France et cette question de l’autorisation à dire. Il me semble que cette difficulté à apprendre une nouvelle langue est étroitement liée aux conditions d’accueil, c’est-à-dire à l’hospitalité. Suivant mon maître à penser, Alain Badiou, je crois qu’il est vital de ne pas négliger ce qu’il appelle « le racisme d’État[ii] ». Le système en place n’est pas accueillant, une forme de discours peut amener à se sentir de trop ! Les exemples ne manquent pas. C’est inhumain de vivre dans un logement insalubre, dans une précarité constante, d’être agressé par des mots, gestes et regards, d’être confronté à certaines administrations qui te traitent mal et qui te parlent mal. Ces formes de violence, d’agressivité, et ces affects touchent l’intégrité de la personne et remettent en question sa légitimité à vivre sur un territoire comme celui de la France. Dans ces conditions, comment avoir envie d’apprendre la langue ou de s’intégrer dans la société d’accueil ? Ces formes de rejet rappellent sans cesse que « tu n’es qu’un étranger », il est donc « normal » que tu sois sans argent, sans logement, sans emploi. Pourtant, nous sommes en France, le pays de Jacques Derrida et de son concept d’hospitalité inconditionnelle. Quand une personne n’est pas véritablement accueillie, quand tout t’invite à te cacher, à t’écraser, à te taire, comment s’autoriser à s’exprimer, à être, à exister ? La vraie vie est absente et nous ne sommes pas encore au monde. Cela veut dire que tout reste à faire, et à refaire. Cette tâche nous est confiée.

Propos recueillis par Marie Daniès, rédactrice en chef


[i] Hannah Arendt, La Langue maternelle, Éditions Étérotopia, 2015.

[ii] https://www.editions-lignes.com/Racisme-d-Etat-et-racisme.html