La prise en charge médicale des effets de la torture sur le corps

< Revenir à la recherche


Si la violence politique atteint et entame profondément les personnes qui en sont l’objet, elle bouscule et met à mal les différents aspects du soin et de la prise en charge médicale, amenant le médecin à modifier sa posture, à abandonner la technicité pour le prendre soin.


Mes patients arrivent à la première consultation après avoir subi tortures et deuils multiples, et après un périple plus ou moins long et périlleux avant l’exil, l’accueil (ou souvent le non accueil) de la France, parfois déboutés à la CNDA (Cours Nationale du Droit d’Asile) et exclus du Cada, ils se retrouvent dans la précarité ou l’errance. Les soigner ne peut s’envisager sans une connaissance et une prise en compte de leur situation administrative et sociale. Ainsi, comment traiter un patient qui souffre d’insomnies alors qu’il vit dans la rue ? Ou encore comment cette patiente pétrie d’angoisse pourrait-elle supporter ma prescription de psychotropes sans un apport quotidien de nourriture suffisant ?

La temporalité administrative vient aussi souvent heurter celle du soin. Fournir au moment exigé par la convocation à la CNDA un certificat médical pour attester des violences subies n’est pas sans poser des questions parfois éthiques. Personnellement, je n’envisage pas de ne pas fournir ce certificat. En effet, la reconnaissance et l’obtention du statut de réfugié a une action réparatrice et thérapeutique. D’ailleurs, au Centre Primo Levi, la juriste est considérée comme une clinicienne. Mon certificat doit rendre compte au plus près des effets de la torture chez mon patient, aussi je dresse un tableau clinique en détaillant les symptômes puis je lui lis le certificat avant de le lui remettre. Or, cette lecture qui le met à l’écart de notre relation, qui le prend comme objet d’une description plutôt affligeante peut engendrer un malaise chez lui, entre nous, et démentir le primum non nocere (d’abord, ne pas nuire) qui préside à tout acte médical. Lorsque la réponse de la CNDA est négative, c’est-à-dire trop souvent, l’effet est désastreux et l’on voit alors des mois d’une prise en charge médicale et psychologique réduite à néant et les traitements initialement efficaces ne plus l’être.

Dissociation traumatique et péri-traumatique

La torture ne s’arrête pas avec le dernier coup ou la dernière vocifération du bourreau. Par-delà les frontières, les mois et les années, elle continue de régner sur tous les aspects de la vie de la victime. Ce passé omniprésent ne peut être partagé et la relègue au ban de l’humanité. Une relégation subjective relayée dans la réalité par l’absence de statut, de légitimité et de reconnaissance dans l’Etat d’accueil. Le sujet ne saurait en aucun cas se réduire à des neuro médiateurs, des frayages neuronaux, des hormones… Cependant, la pathologie nous enseigne que soumise à des violences extrêmes, toute personne a des chances de réagir en produisant des symptômes psycho-traumatiques. La mémoire traumatique rive les patients à une instantanéité dépolarisée qui les condamne à revivre plus qu’à se souvenir, indéfiniment, les mêmes évènements avec les mêmes affects d’effroi et de terreur que lors des violences. Des reviviscences qui font du corps de la victime son propre ennemi, complice du bourreau.

Les drogues dissociantes produites pendant les violences ont des répercussions globales sur la mémoire – la capacité à se repérer dans le temps passé et à retrouver des souvenirs même très antérieurs à l’évènement traumatique, ainsi que la capacité future à mémoriser –, ce qui accroit le sentiment d’errance intérieure et rend difficile tout acte de la vie quotidienne. De même, leur récit – le sésame qui ouvre si parcimonieusement la porte de l’asile –, est grevé de lacunes, d’imprécisions, d’incohérences… Devant les juges, la victime débite son histoire terrifiante avec détachement – manifestation de la dissociation et signe de violences extrêmes –, ce qui est bien souvent pour les juges de la CNDA une fin de non recevoir…

Restaurer la singularité du patient

Quand j’ai commencé à travailler au Centre Primo Levi, j’ai découvert avec étonnement les mêmes troubles chez la quasi-totalité de mes patients. Quel que soit leur pays d’origine, leur langue, leur culture, leur religion, leur sexe, leur histoire traumatique, l’ancienneté des évènements, ils souffraient de troubles du sommeil, céphalées, cauchemars et flash-backs de scènes de violence, angoisses, crainte de sortir dans la rue et troubles de la mémoire. J’ai donc pensé que ces troubles avaient un substratum organique, que les violences vécues avaient écrasé les singularités des victimes. Dès lors, le projet thérapeutique que j’envisageais était à l’inverse de la démarche médicale habituelle : restaurer la singularité de la personne.

Lorsque je reçois un nouveau patient, même s’il me semble urgent de le soulager, il importe d’abord que nous nous rencontrions. Ma tâche consiste à ne pas laisser de doute quant à la bienveillance de mon intention. On n’est jamais prémuni de la part intrusive et dominatrice de l’examen médical classique, reléguant la personne au silence et l’invitant à se soumettre. Or, le bourreau avait transformé le sujet en objet. En vertu des inévitables similitudes – allongé sur une table, passif sous la main de l’autre, sans considération pour son désir –, cette part essentielle de l’examen doit pouvoir être reportée au temps ultérieur de la confiance installée.

Pourtant, dans cet intervalle de temps où l’on se retient de faire ce pour quoi l’on est formé, il ne faut pas faire semblant d’être médecin, il importe de soigner des personnes plutôt que des maladies. On ignore la tournure que prendra la rencontre, et le chemin parcouru au terme de la consultation : c’est avant tout le patient qui donne le tempo. A chaque avancée, chaque parole, chaque geste, c’est l’effet sur le patient, sur sa posture, son regard, son tonus ou son expression qui nous indique comment poursuivre.

J’ai concrétisé cette posture de thérapeute en m’initiant à la psycho-pédagogie perspective, un soin qui répond à ma compréhension de ces patients, aux mécanismes et effets du psycho-traumatisme, à mon inclination pour le colloque singulier ayant pour point de départ le corps. Pendant la relation d’aide manuelle, mes mains posées sur mon patient vêtu, je me mets à l’écoute de son corps. Je concentre mon attention sur ce que je perçois, tandis que mon propre corps fait caisse de résonance à la réaction que produit mon toucher dans une attente neutre et active à la fois, prête à réajuster ma prise, la pression de mes mains, ma présence, mon tonus interne, mon intention, dans l’immédiateté de la réponse que je perçois. Cette posture éminemment respectueuse me permet, en deçà des mots, d’entendre la demande silencieuse du corps de mon patient, de le comprendre, de le rejoindre. Ainsi, cet échange nous ramène à notre plus grand dénominateur commun : deux corps, deux individus en présence interagissant.

Pendant les séances, l’attention du patient est appelée à se porter sur ce qui est en train de se passer dans son corps : une chaleur douce qui ramène un sentiment de confiance immanente, des perceptions inédites, etc. Cette immédiateté fait front aux reviviscences. Par ailleurs, ce toucher thérapeutique libère des crispations, des tensions, il soulage des multiples douleurs séquellaires et des effets physiques du stress dépassé. J’ai pu constater chez certains de mes patients un apaisement de la mémoire traumatique avec une diminution des cauchemars et des reviviscences. Autre intérêt de cette pratique : elle nécessite peu de moyens – pas besoin de CMU (couverture maladie universelle) –, et permet une diminution de la prescription des psychotropes et des antalgiques. En préambule de l’adresse au psychologue ou en parallèle, elle rend possible une parole subjective. 

Qu’en est-il de ces patients dans le droit commun ?

Notre système de soin est peu propice à la prise en charge médicale des victimes de torture. En ville, les généralistes sont rarement prêts à recevoir de tels patients : manque de temps, de disponibilité, et insuffisance de formation empêchent souvent de déceler la souffrance et l’état du patient devant sa plainte de céphalées ou d’insomnie. En général, le patient ne parle pas de ce qu’il a vécu au cours de la première consultation– la torture ne fait pas parler, elle fait taire –, et le médecin ne fait pas forcément le lien entre ses symptômes et les violences subies. Et si tant est qu’il en parle, le médecin, de manière défensive, a tendance à isoler la plainte du patient de son histoire passée, ne se sentant pas en capacité de faire face à cette situation. Le patient repart souvent après une consultation expéditive avec une prescription purement symptomatique sans avoir le sentiment d’avoir été entendu.

A côté de ceux qui banalisent ces patients, d’autres, notamment des psychiatres insuffisamment informés, ont tendance à prendre au pied de la lettre les manifestations psychotiques inhérentes à cette clinique, qui rend poreuses les frontières habituelles entre névrose et psychose. Les flash-backs, les reviviscences peuvent se manifester sous forme d’hallucinations auditives, d’états dissociatifs, de décompensations délirantes. Les patients sont alors assommés par des traitements qui ne répondent pas à leur besoin et ne les prend pas en considération pour ce qu’ils sont : des personnes proprement affolées par leur vécu passé impossible à intégrer, débordant des structures neurologiques et psychiques normales. Outre les patients nécessitant une prise en charge psychiatrique, toute orientation vers un spécialiste ou un radiologue est chose délicate. Informer le confrère de l’état de fragilité du patient en conservant le secret de son histoire garant de la confiance établie suffit rarement, surtout à l’hôpital où le temps presse.

Certains patients posent des problèmes médicaux complexes inhérents au vécu traumatique. Les effets biologiques du stress chronique sur les productions de neuro-médiateurs et d’hormones engendrent des perturbations telles qu’ils développent des pathologies des confins qui se situent dans les interstices de la nosographie : entre maladies inflammatoires auto-immunes et fonctionnelles. En dépit des informations fournies en adressant le patient au spécialiste, le lien est rarement fait entre son tableau clinique contradictoire et son vécu. Objet d’investigations répétitives et peu concluantes, il erre de diagnostics inappropriés en traitements successifs, sans soulagement ni amélioration de son état.

Pourtant, face à la souffrance des patients victimes de torture devrait s’imposer la création de centres de soins spécifiques ; où serait pensée et travaillée la qualité de l’accueil ; où les praticiens auraient fait le choix de s’engager à l’égard de ces personnes ; où la rentabilité ne serait pas à l’ordre du jour ; où la présence d’interprètes et la pluridisciplinarité tisseraient du commun bienveillant.

Agnès Afnaïm, médecin généraliste au Centre Primo Levi

Source : Mémoires n°60

Du grec « kínêsis » : le mouvement, la kinésithérapie pratiquée au Centre Primo Levi a pour but de remettre en mouvement un corps meurtri, de permettre une réappropriation du corps par le toucher en le défaisant de ses douleurs. Interview d’Hélène Desforges, kinésithérapeute auprès de patients ayant vécu des actes de torture.
 
Comment travaillez-vous en tant que kinésithérapeute au Centre Primo Levi ? 
Hélène Desforges : J’écoute comment le toucher peut relancer le corps parlant. C’est cette articulation qui m’intéresse : retrouver l’harmonie ou la cohérence avec son corps, au rythme de chacun. Ce n’est pas de la rééducation : faire des exercices, même si cela soulage, n’a pas de sens tant qu’une personne ne peut pas respirer convenablement, sentir ses os, supporter le toucher. J’essaie aussi de ne recevoir que des patients qui n’auraient pas pu être soignés à l’extérieur, dont les douleurs, spécifiques à la torture, les ont rendus intouchables. Il faut revenir à la « préhistoire du toucher » qui se situe avant même le travail de kinésithérapie, rétablir le rapport au corps.
Comment parvenez-vous à contourner ce rejet d’être touché à nouveau dans son corps ?
HD : J’observe en effet cette contradiction entre le rejet, l’impossibilité d’accéder au corps, et une soif, une envie de le récupérer. Ces personnes veulent vivre, et nous ne pouvons pas vivre avec un corps intouchable. Plus le rejet est massif, plus il m’est nécessaire d’être précise et prévenante, d’expliquer ce que je touche et pourquoi, et de juger de la réaction. Je détermine également un cadre de travail précis, et tisse autour de ce cadre, sans m’en éloigner : demander aux patients de se mettre en sous-vêtements pour commencer à travailler ensemble permet progressivement de détacher l’acte de déshabillement d’une expérience traumatisante et de « remettre du tiers », même si cela peut prendre des mois avant de s’installer.
Avez-vous déjà pu observer une évolution chez vos patients dans leur rapport au corps ?
HD : Oui, j’ai par exemple une patiente qui était véritablement intouchable à la jambe droite. Nous avons dû passer par tout un panel de touchers kinésithérapeutiques avant que le toucher commence à s’appesantir. Il a fait surgir des larmes, des images, un dialogue est né, permettant ainsi de modifier la mémoire du corps, de lever des confusions. La peau est un voile, on ne travaille pas sur la peau, mais sur l’invisible, sur ce qu’il y a en-dessous, et peut-être que le toucher kinésithérapeutique a l’ambition de reconstituer ce voile pour les patients.